La naissance du roi Arthur
n’a pas été sans effet sur la légende du roi
« dormant » qui reviendra lorsque les temps seront accomplis. Le
passage de l’histoire à la mythologie est rapide, surtout chez des peuples qui
préfèrent l’imaginaire au réel, cas de tous les Celtes.
Un personnage de dimension mythologique attire
nécessairement à lui d’autres personnages, parfois fort éloignés de lui à
l’origine, qui se satellisent en quelque sorte et deviennent inséparables du
héros principal. C’est le cas de Merlin, le prophète et l’enchanteur qui, lui,
possédait sa propre légende avant d’être intégré dans le cycle. Merlin est en
effet, lui-aussi, un personnage réel, mais de la fin du VI e siècle,
quelque soixante ans après Arthur, et localisé chez les Bretons du Nord, aux
limites actuelles de l’Écosse, dans une certaine forêt de Kelyddon en laquelle
il n’est pas difficile de reconnaître le nom de Caledonia qui désigne l’Écosse prégaélique. Il s’agit d’un petit chef de tribu, aux
talents poétiques reconnus, qui, selon la vie de saint Kentigern, rédigée en
latin, serait, sous le nom de Laïloken, devenu fou au cours d’une bataille, se
serait réfugié dans la forêt et aurait vaticiné devant tous ceux qui venaient
le consulter. Là aussi, le héros réel a englobé quantité de notions
mythologiques (l’enfant qui parle, le fou plein de sagesse, l’homme sauvage, le
maître des animaux et de la nature, etc.) et a acquis une dimension toute
nouvelle, mais toujours dans le contexte de la résistance bretonne à l’invasion
saxonne. Il n’en fallait pas plus pour jumeler Arthur et Merlin : c’était
d’autant plus facile que Merlin représente une sorte de prêtre issu du plus pur
paganisme, avec même des relents diaboliques, puisque la légende en fait le
fils d’un de ces fameux démons incubes qui hantaient les esprits au Moyen Âge.
Or, il se trouve que le « couple » Merlin-Arthur (le roi et le
magicien-prophète) reconstitue très exactement le couple druide-roi sans lequel
la société celtique ne peut fonctionner, et par-delà, le schéma indo-européen
de Mitra-Varuna, autrement dit l’alliance sacrée entre le dieu juriste, gardien
des traités et « équilibrateur » du monde, et le dieu magicien, faiseur
de « tours » et interprète de la puissance cosmique. Si Arthur était
présenté comme un roi idéal, à l’égal d’un dieu « harmonisateur » du
monde, il fallait bien qu’il eût, à son côté, un magicien capable d’accomplir
les merveilles qu’on attendait de lui. La mythologie se moque éperdument de la
chronologie et des entorses faites à l’histoire [3] .
Bien d’autres héros, bien d’autres schémas se sont intégrés
à cette ossature centrale représentée par Arthur et Merlin, au fur et à mesure
que les conteurs brodaient sur le thème, pour parvenir enfin à une sorte de
synthèse au cours du XIII e siècle dans ce qu’il est convenu
d’appeler le « Lancelot en prose », ou mieux le « Corpus
Lancelot-Graal », autrement dit la version cléricale, érudite et
cistercienne de la légende en son plus grand développement. Lancelot du Lac,
qui n’appartenait pas au cycle primitif, car il était d’origine purement
armoricaine [4] ,
a eu tôt fait de rejoindre le gros des troupes d’Arthur : il est vrai que
ce personnage recouvre une divinité multifonctionnelle de la mythologie
indo-européenne connue chez les Celtes sous le nom de Lug, le
« Multiple-Artisan », et que César, dans ses Commentaires , désigne comme l’équivalent du Mercure
romain. Et parmi bien d’autres, citons Tristan et Yseult, dont la tradition,
originaire d’Irlande [5] mais localisée en Cornwall et en Bretagne armoricaine, ne pouvait pas échapper
à cette « satellisation ». Ils en ont même profité pour inspirer les
grandes lignes des amours tumultueuses de Lancelot du Lac et de la reine
Guenièvre, amours totalement inconnues du schéma primitif. Quant au Graal,
devenu très chrétiennement le « saint » Graal [6] , malgré son aspect païen de chaudron
d’abondance, d’inspiration et de renaissance typiquement celtiques, il a vite
été annexé par le biais d’étranges textes apocryphes de la tradition
chrétienne, les Actes de Pilate et le
pseudo-évangile de Nicodème, et par la grâce des moines de Glastonbury fort
dévoués à la cause des rois Plantagenêt.
La première allusion faite à Arthur apparaît dans un
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