La nef des damnes
Norvégien.
— Pas vraiment. J’ai mouillé au large...
L’homme hésita :
— C’est un Génois qui m’a raconté ça.
— J’espère qu’il ne s’est pas moqué de toi, marmonna Knut. Bon, allez-y ! De toute façon, on n’a pas le choix : il faut qu’on répare et qu’on soigne nos gars.
L’ancre glissa bientôt le long de la coque et crocha au fond, immobilisant l’esnèque.
— C’était aussi un port ? demanda le Breton en désignant les restes d’un quai de pierres où subsistaient des anneaux rouillés.
Jacques, qui s’apprêtait à aller chercher son paquetage pour descendre à terre, se retourna d’un coup. Au fil des jours, les deux hommes avaient appris à se connaître et le pilote avait vite été agacé par le comportement du jeune sondeur. Ni le vin ni les jeux ni les puterelles ne l’intéressaient, il ne parlait que de la mer et disait volontiers qu’elle l’avait dépucelée mieux qu’aucune femme n’aurait pu le faire. Autant de choses que Jacques ne pouvait comprendre, lui qui ne faisait ce métier que pour l’argent. Il grommela avec humeur :
— Oui, du temps des Romains... Mais qu’est-ce que ça peut bien te faire ? T’es toujours à poser des questions, toi ! Et les récifs ? Et le vent ? Et les algues ? Et les amers ? Et les ports ? Tu te prends pour qui ? Pour un pilote ? Ici, le pilote c’est moi ! Tu ferais mieux de ranger tes lignes !
Le Breton recommença à enrouler ses cordages. Autant il était connu pour sa susceptibilité quand il pilotait lui-même, autant, depuis qu’il naviguait comme sondeur, il supportait les rebuffades sans mot dire. Il n’avait d’ailleurs pas avoué à Jacques que oui, il était pilote, et qu’il connaissait l’océan Atlantique du royaume d’Angleterre jusqu’au golfe de Gascogne. Il ne lui avait pas dit non plus qu’il ne désirait qu’une chose : apprendre la mer intérieure.
Une fois son matériel rangé, le jeune homme se redressa et contempla ce qui l’entourait d’un air ravi. Il découvrait la Méditerranée avec l’ardeur d’un amant qui explore le corps de sa maîtresse. Tout était nouveau pour lui : odeurs, mouvements, couleurs... Jusqu’aux poissons parfois si étranges qu’il en restait interdit.
Son visage lunaire planté d’un nez à la retrousse tourné vers les falaises, il respira l’air à pleins poumons et s’étonna de déjà ressentir la chaleur du soleil sur sa peau alors qu’il n’était qu’au début du printemps.
Sur la plage, les matelots allaient et venaient, débarquant les civières de fortune où reposaient les blessés.
Les passagers étaient déjà sur la grève avec le maître de la hache. Harald et Corato veillaient à tout et l’on entendait leurs ordres se croiser. Des guerriers fauves avaient pris place en sentinelles tandis que d’autres s’en allaient chasser.
— Tara ! Tara ! appelait Eleonor.
Après avoir couru comme un fou sur le pont, la bête grise avait sauté par-dessus bord pour gagner la plage où elle s’était ébrouée avant de disparaître dans les buissons. Des chèvres sauvages s’enfuirent à son approche, bondissant de rocher en rocher.
— Tara ! cria Eleonor. Ici !
Le ton était si furieux que l’animal finit par s’arrêter. Au troisième appel, il revint la queue basse et se laissa attacher à la souche d’un arbre mort.
— Tu vas rester là jusqu’à ce que les guerriers reviennent de la chasse, marmonna la jeune femme. Sinon, c’est toi qu’ils vont mettre à la broche et non les chèvres !
Elle se redressa et vacilla sur ses jambes, devant faire un effort pour se persuader qu’elle était bien sur la terre ferme tant ses muscles anticipaient encore les mouvements de la houle.
Son regard s’arrêta sur le camp que les marins étaient en train de monter, déployant les mâts des tentes, dépliant les toiles goudronnées, installant les chaudrons... Bien qu’épuisée par une nuit de veille au chevet des blessés, elle était heureuse de sentir cette agitation familière autour d’elle. Cela lui procurait un sentiment de sécurité et de retour à une routine à laquelle elle s’était habituée. La vie à bord n’était pas facile, elle s’en était aperçue dès le premier jour, les escales sauvages non plus. Les conditions d’hygiène, la promiscuité, les tensions entre marins et passagers n’étaient pas choses aisées pour une femme seule. Et même si les marins
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