La nef des damnes

qui se propageait sur l’eau et que rien ne semblait devoir arrêter. L’esnèque hissa la voile et s’éloigna, traînant derrière elle le knörr et son canot.
    — Une mer de feu ! murmura Bertil, effaré. Une mer de feu !
    Bien des heures plus tard, alors que des lieues les séparaient de l’épave et que la nuit tombait, ils voyaient encore à l’horizon le scintillement du brasier marin.

 
    OMBRES DE CALES COVES

 
    19
    Le jeune novice – il se nommait frère Roger et n’avait pas vingt ans – fixait les vagues qui montaient à l’assaut des rochers. Était-ce leur mouvement incessant ou le bruit de tonnerre qu’elles faisaient en se fracassant ? Il semblait tout à la fois fasciné et terrifié.
    Bâti en force avec des mains larges et de robustes épaules, frère Roger était un garçon au tempérament doux. En d’autres lieux, on l’eût nommé « simple d’esprit » ou fou, ici, au Castelas, les frères l’appelaient l’« innocent », et dans leurs bouches ce mot sonnait comme un titre donné par Dieu lui-même.
    Ce matin-là, comme tous les autres, il était parti, avec sa bêche sur le dos, vers le potager à F extérieur de l’enceinte. Il devait retourner la terre et c’est ce qu’il fit, s’arrêtant souvent pour contempler le vol d’un papillon, éclatant d’un rire d’enfant à la vue d’un rouge-gorge se juchant sur le manche de son outil.
    Et puis, il y avait eu la voix. La voix qui murmurait son nom.
    — Roger, Roger...
    Ce n’était pas la première fois qu’il l’entendait et, chaque fois, elle le plongeait dans une terreur abyssale. Il regarda autour de lui et ne vit personne. C’était normal, la voix était invisible comme Dieu l’est au commun des mortels. Pourtant, Roger pensait plutôt qu’elle était celle d’un démon. Celui-là même qui s’était installé dans leur monastère. Un démon qui avait transformé leurs vies à tous et qui faisait que les regards avaient changé, les offices étaient troublés et que, quand la nuit venait, chacun craignait pour sa vie et son âme.
    La voix reprit :
    — Roger, Roger.
    Le moine laissa tomber sa bêche et partit droit devant lui, courant à perdre haleine à travers les épineux avant de s’arrêter, à bout de souffle, au sommet d’une falaise, face à la mer. La poitrine en feu, il se plia en deux puis finit par se redresser pour s’approcher du bord. Les vagues frappaient la roche avec régularité et il se perdit dans leur contemplation, oubliant pourquoi il s’était enfui. Le mistral s’était levé et la mer, si calme la veille, s’était couverte d’un manteau d’écume. Les récifs disparaissaient sous les hautes vagues et les phoques, qui d’habitude jouaient dans les remous, s’étaient réfugiés dans une anse aux eaux plus tranquilles.
    Le temps s’écoula. Frère Roger ne bougeait toujours pas.
    — Roger ! Roger !
    Les goélands perchés sur les rochers s’envolèrent en criaillant. Le corps rebondit plusieurs fois sur l’à-pic et termina sa course dans la mer, happé par les déferlantes.

 
    20
    Profitant d’un vent favorable, l’esnèque et le knörr avaient navigué jusqu’à l’île de Minorque dans l’archipel des Baléares. Bien que l’endroit fût sous la domination des Maures depuis plus de trois siècles, les côtes en étaient si sauvages et désolées qu’un mouillage forain y restait possible et moins dangereux, avaient estimé les Normands, qu’une escale sur les côtes de l’al-Andalus.
    Les deux navires étaient donc entrés dans une baie aux eaux vertes cernée de falaises. L’endroit était désert et, hormis le chant des grillons, étrangement silencieux. Des cistes et des chênes verts escaladaient des pentes creusées de cavernes. Les bouches noires des grottes, il y en avait des dizaines et de toutes tailles, s’ouvraient à flanc de rocher, donnant aux parois grises un aspect insolite.
    La baie se refermait sur eux. Pique la Lune relevait son fil de sonde et ils allaient jeter l’ancre quand Knut s’adressa brusquement au pilote.
    — Personne n’habite là-dedans, tu es sûr ?
    — Non, maître, répondit Jacques. D’ailleurs, voyez, s’il y avait du monde, il y aurait des feux. Ce n’est qu’une ancienne nécropole et comme y paraît qu’elle est hantée par des esprits mauvais, personne, pas même les Maures de Mahon, n’ose s’y aventurer.
    — Des esprits mauvais... Tu y as déjà fait escale ? insista le