La nef des damnes
le plancher et l’enfer se déchaîna.
Un souffle de feu courut, enveloppant hommes et machine. Ils virent le ra’is et ses officiers s’embraser comme des torches puis, d’un coup, la proue disparut à leur vue, enveloppée d’un manteau de flammes. Un des mâts bascula dans la mer. Tancrède et Bjorn s’étaient jetés à côté des marins sur les bancs et avaient saisi les avirons.
— Appuyez ! Appuyez !
Le knörr s’écarta au moment où le second mât basculait de leur côté, soulevant d’énormes vagues. L’une d’elles courut vers le « serpent » qu’elle recouvrit, se brisant sur le gaillard d’arrière. Les rameurs continuaient à tirer sur les bois. Des marins se précipitèrent pour écoper. Ils arrivaient à l’arrière de l’épave quand un cri de Bertil alerta Hugues.
— Messire ! Le jarl ! Regardez !
Magnus gisait toujours en travers du bras de l’ancre. Le feu allait bientôt l’atteindre. Hugues évalua rapidement la distance qui les séparait et se tourna vers Corato.
— Je prends le canot. Je vais le chercher. Eloignez-vous au maximum du dromon et rejoignez l’esnèque.
— Mais... Et vous ?
Eleonor voulut protester, mais Hugues avait déjà dégringolé l’échelle qui menait au pont.
— Le canot ! cria-t-il. Le canot !
Tancrède et Bjorn avaient compris et, en quelques instants, la barque se trouva à l’eau. Les deux hommes sautèrent dedans, Hugues les suivit. Il se déshabillait déjà, passant un filin autour de sa taille, alors que les deux autres ramaient de toutes leurs forces vers le dromon. Ils sentaient la chaleur de l’incendie sur leurs visages et leurs mains. Des sursauts agitaient la carcasse de l’énorme galère qui allait bientôt se disloquer et s’abîmer dans la mer.
— Faites demi-tour ! ordonna Hugues.
— Quoi ?
— Vous avez bien entendu ! Sciez à culer ! s’écria l’Oriental. J’ai le filin, vous me halerez.
Le corps de Magnus tomba dans l’eau au moment où Hugues plongeait. Le filin se déroulait au fond de la barque. Tancrède et Bjorn repartirent vers le knörr. Pendant un moment, rien ne se passa.
Le jarl avait coulé comme une pierre. Hugues n’était plus visible, mais le filin continuait à courir. Au-dessus d’eux, tout ce que le dromon devait contenir de poix, de résine, de soufre s’était embrasé d’un coup. Les flammes dévoraient le navire et s’étendaient aux vagues alentour.
Bjorn et Tancrède souquaient avec l’énergie du désespoir tout en surveillant le rouleau de cordage à leurs pieds. Derrière eux, les deux navires normands s’étaient mis bord à bord et les marins horrifiés contemplaient le spectacle.
Nul ne songeait à se réjouir de la victoire remportée sur l’ennemi tant la fin du dromon était terrifiante. Aucun de ces hommes n’avait jamais vu le feu grégeois et cette houle couronnée de feu qui allait en s’élargissant autour de l’épave comme une coulée de lave sur les pentes d’un volcan resterait à jamais dans leur mémoire.
Le canot accosta le knörr et, debout, Tancrède scruta la mer. A ses pieds, le filin venait d’arrêter sa fuite. Il sentit sa gorge se serrer et envisagea soudain la mort d’Hugues, l’imaginant cerné par les flammes ou noyé. Une douleur terrible l’envahit... Hugues était toute sa famille, à la fois un père et un frère aîné, un maître et un ami. Hugues était tant de choses pour lui et jamais il ne le lui avait dit...
Bjorn poussa un cri. Une tête était apparue au milieu des vagues, puis une autre. Un bras se leva.
— Halez ! lança Bjorn qui avait saisi le filin et tirait déjà de toutes ses forces.
Tancrède se jeta sur le cordage, le halant comme un fou. Un long moment passa ainsi, les deux hommes n’en finissant plus d’amener à eux les rescapés que les vagues recouvraient parfois. Enfin, Hugues s’accrocha d’une main au plat-bord, soutenant le corps inanimé de Magnus de l’autre.
— Aidez-moi, vite ! souffla-t-il. Il respire encore !
Bjorn se pencha pour saisir l’Orcadien et réussit à le hisser sur le canot. Quelques secondes plus tard, Hugues le rejoignait. Il était bleu de froid. Tancrède l’aida à s’asseoir au fond de la barque. Mais sa tête bascula sur le côté ; il s’était évanoui.
Le cri d’alarme de la vigie retentit. Le dromon avait coulé à pic, mais de hautes flammes venaient vers eux, attisées par le vent. Elles formaient une nappe incandescente
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