La nuit de l'ile d'Aix
chaque palabre, chaque retard ajoute une maille à l’invisible filet qui se resserre autour de lui, Napoléon s’emploie à réorganiser la « cour ».
La cour : une soixantaine d’hommes et de femmes, fourbus, bavards, colportant des nouvelles vraies ou fausses, recueillies au hasard des relais ou des rumeurs de la population, tremblant les uns pour leur avenir les autres pour leur peau.
À la « cour » de Rochefort ne demeurent auprès de l’Empereur que des hommes de deuxième plan. Les seigneurs de l’Empire ont été dispersés par la mort, le renoncement ou la trahison. Où sont aujourd’hui Lannes, Kléber, Augereau, Soult, Davout, Murât, Desaix, Ney, Berthier, Duroc, Talleyrand, tant d’autres... Les renégats ont reflué vers Paris. Les cadavres des héros sont éparpillés entre les steppes, les glaces et les sables.
Ce qui va permettre â ceux que la gloire avait oubliés ou que les faveurs avaient négligés, de conquérir enfin sinon une place au soleil, au moins de naviguer dans le sillage de l’astre. Ils ont saisi leurs chances, les uns animés par leur dévouement, les autres gouvernés par leurs arrière-pensées. Ceux que Sainte-Hélène allait immortaliser : Bertrand, Montholon, Gourgaud, Las Cases, étaient promis à l’oubli. L’instinct, le calcul ou la nécessité vont hausser ces subalternes au rang de héros historiques.
Las Cases est un petit homme sec. Très petit, très sec. Des cheveux ondulés poivre et sel, d’épais favoris aux crins vaporeux et grisonnants. Un menton raboteux, des yeux vifs, des manières policées qui trahissent ses origines et son éducation. En s’engageant auprès de Napoléon, il obéit à deux mobiles, le premier est un réflexe : il est subjugué par l’Empereur. Le second est un calcul : il sera le Commines de cette croisière vers l’inconnu.
Charles Tristan de Montholon, élégant, volubile et distingué, est lui aussi marqué par son héritage de hobereau. Sa carrière a été interrompue par son mariage avec sa maîtresse Laure Albine de Vassal, aventurière aux multiples aventures. Pour le punir d’avoir épousé cette intrigante ambitieuse et de réputation douteuse, Napoléon destituait Montholon en 1812. En mars 1814, Montholon, affecté au commandement du département de la Loire, prend une initiative qui va le réhabiliter : il amalgame les ouvriers et les gardes nationaux, organise une sorte de « maquis », harcèle les Alliés, tire les traînards, pille les convois. La renommée de son corps franc le fait rentrer en grâce auprès de l’Empereur.
Mme Bertrand — Fanny Dillon — , nièce de Lord Dillon, « n’a jamais pardonné à Napoléon d’avoir refusé le titre de duc au grand maréchal ». Elle a la nostalgie de son pays, elle est à la source du mot d’ordre qui circule à l’insu de l’Empereur : il faut refuser l’Amérique et nous réfugier en Angleterre.
Le général Bertrand, promu grand maréchal du Palais, « long, flexible, voûté, chauve et taciturne, un visage de femme mûre déparé par les favoris » est un courtisan rompu à toutes les servitudes de sa charge. Cerbère jaloux de ses prérogatives et mari soumis à l’influence de sa femme.
Gourgaud, colonel promu général, est un jeune homme taciturne et nourri de contrastes : reître susceptible et serviteur féal, impulsif et calculateur, égoïste et généreux, il professe à l’égard de Napoléon une passion exclusive, ombrageuse et violente. « Un page renforcé », dit l’Empereur. Lorsque cette passion mûrira les baies vénéneuses de la jalousie, Gourgaud reniera et trahira. Peut-être trahit-il déjà ?
Planat de La Faye supervise l’intendance. Ce n’est pas une sinécure. La suite de l’Empereur à Rochefort compte 68 chevaux, 120 pièces de harnachement, 9 voitures bourrées de caisses, de malles et de « trésors », dit la rumeur. Et 50 convoyeurs de tout poil, palefreniers, écuyers, cuisiniers, cochers.
M. de Las Cases est nommé chambellan, et son fils Emmanuel page de l’Empereur. Bertrand est confirmé dans ses fonctions de grand maréchal. Les aides de camp sont Gourgaud, Savary, Lallemand... Planat de La Faye et Résigny sont officiers d’ordonnance. Délices de Capoue et orgues de Coblence.
Personne ne peut approcher Napoléon sans avoir obtenu une audience du grand maréchal.
Devant la porte de l’Empereur, un page, Sainte-Catherine d’Audiffredi, adolescent
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