La nuit de l'ile d'Aix
rêveur au teint de créole, aux jambes de faon, aux yeux de fille, au sourire triste. Que fait-il là avec son nom mélodieux qui unit les voix de Jeanne d’Arc aux rivages de Toscane, avec sa grâce encore enfantine noyée dans son costume militaire ! Il aligne sur le bureau la collection de tabatières. Celle dont le couvercle reproduit un enfant nu, qui est le roi de Rome. Celle du camée d’Alexandre le Grand. Celle où s’inscrit le profil de Charles Quint {65} . Il astique la montre d’or à laquelle est attachée une chaîne de cheveux de l’impératrice Marie-Louise. Ce matin-là, Sainte-Catherine d’Audiffredi n’en croit pas ses oreilles. L’Empereur chante. Bien sûr, il lui arrive souvent de fredonner pendant qu’il fait mousser son plat à barbe. Mais aujourd’hui le petit page entend distinctement s’envoler les strophes :
O mes amis vivons en bons chrétiens C’est le parti croyez-moi qu’il faut prendre À son devoir il faut enfin se rendre.
Il est si troublé, le petit cousin de Joséphine, qu’il s’en ouvre à Gourgaud :
— « À son devoir il faut enfin se rendre » ? De quel devoir parle-t-il dans sa chanson ? demande l’enfant.
— Je crois le savoir, répond Gourgaud avec un sourire sardonique.
Louis Étienne Saint-Denis est né à Versailles en 1788 où son père était palefrenier. C’est une longue asperge flexible aux cheveux filasse, au visage glabre et gouailleur d’enfant des faubourgs. Engagé volontaire dans la Grande Armée, il finira sa carrière militaire avec le grade modeste de porte-arquebuse. La défection de Roustan en 1814 laissait vacante la place de mamelouk. Louis Étienne Saint-Denis n’a pas la prestance de vizir, les yeux de velours et le teint basané de son illustre prédécesseur, mais une fois promu mamelouk de l’Empereur il faut bien, à défaut d’un physique de janissaire, se donner une résonance africaine. Il a donc choisi le nom d’Ali qui lui va comme un turban à une sauterelle, dit Lallemand.
Napoléon revendiquera la paternité de ce baptême oriental.
Ali se poste derrière l’Empereur pendant les batailles... Il tient d’une main la gourde d’eau-de-vie et de l’autre la paire de jumelles. En voyage, il couche sur un matelas devant la porte de Napoléon avec deux pistolets à sa ceinture et partage avec Marchand le redoutable privilège du service intime de l’Empereur. C’est lui qui essuiera avec un mouchoir de batiste {66} les baves mousseuses de l’agonie du 5 mai 1821 à Sainte-Hélène.
À Rochefort il assure les fonctions de maître Jacques, factotum, garde du corps, valet de chambre et valet de pied.
Ce soir du 4 juillet, l’Empereur a réuni sa cour à la préfecture maritime. Il parle d’une voix lente et grave :
— Ceux qui veulent me suivre savent que nous allons affronter de graves dangers. Le premier, le plus immédiat est lié à notre tentative de passage à travers la croisière anglaise avec le risque d’un combat naval. Et même si nous parvenons à forcer le blocus, nous courons un autre risque, celui d’être rejoints et arrimés en haute mer. Et la traversée est de huit semaines... Bien sûr, une fois arrivés aux États-Unis, nous recommencerons une nouvelle vie. Mais je ne veux imposer à personne ce partage des périls.
Il gardait les yeux fixés sur l’assistance et il voyait les fronts s’assombrir, les visages se décomposer, les glottes se nouer, les larmes perler.
— Dès que les vents seront favorables, nous mettrons sous voile... Si le vent tarde nous affronterons les Anglais... Il va de soi que je pourvoirai aux besoins de ceux qui renonceraient à me suivre. Vous n’avez pas grand-chose à craindre des Bourbons. Je vous demande de réfléchir jusqu’à demain avant de me faire connaître votre décision. Je ne garderai aucune rancœur à ceux d’entre vous qui préféreraient la sécurité à l’aventure.
L’Empereur quitta la salle dans un silence oppressé, peuplé de reniflements, de respirs douloureux, de soupirs étouffés.
Une délégation de la population de Rochefort, notables, commerçants, marins, guettait sa sortie aux pieds de la galerie.
— Sire, nous vous conjurons de ne pas abandonner la France.
— Il n’est plus temps, les Prussiens sont à Paris et ce serait ajouter aux horreurs de la guerre civile l’invasion étrangère.
Journée du 5 JUILLET
« C’était à la fois douloureux et sublime que cette
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