La nuit de l'ile d'Aix
caractère qu’ils sont inaccessibles à ses coups. »
M ACHIAVEL
« Des acteurs renommés sont descendus de la scène où sont montés des acteurs sans renom. Les aigles se sont envolés à la cime du haut pin, tandis que de petits coquillages se sont attachés aux flancs du tronc encore porteur. »
C HATEAUBRIAND
M. Marchand, conseiller d’État, secrétaire général au ministère de la Guerre, trace les premières lignes d’une note confidentielle, destinée au général Beker.
« Général,
La Commission du gouvernement vous a donné des instructions relativement au départ de France de Napoléon Bonaparte.
Je ne doute point de votre zèle pour assurer le succès de cette mission... »
Une sourde rumeur montée de la rue l’arracha à son épître. Il courut à la fenêtre. Un morne cortège s’étirait le long des berges. Trente mille hommes {63} défilaient « en bon ordre », dira M. Fouché. L’armée française traversait Paris pour prendre ses cantonnements derrière la Loire. Les soldats jetaient leurs képis en l’air en criant : « Vive l’Empereur ! » D’autres, ivres de rage, déchargeaient leurs fusils en tirant dans la Seine, et leurs salves traçaient des ronds et soufflaient des bulles dans l’eau grise où s’engloutissait la mitraille dérisoire.
— C’est une honte, criaient les officiers.
Et les grenadiers montrant le poing aux patrouilles de la garde nationale criaient : « Trahison, nous sommes trahis... Fouché est de mèche avec les Prussiens... »
— C’est pas fini, salauds ! Nous reviendrons avec Napoléon.
— Davout, combien as-tu été payé pour livrer Paris ?
— On nous vend comme du bétail !
— Restez ici, les enfants, on va se battre pour notre compte.
— Les Prussiens, on a l’habitude...
— Ah, si l’Empereur était là...
— Paris est rempli de royalistes et d’espions...
— C’est la même chose.
— Partons de cette ville de traîtres.
Et on décharge les fusils en l’air.
Brusquement un camion de pain débouche de la barrière d’Enfer.
— Arrêtez, les gars, c’est le pain des Prussiens.
C’est la ruée. On coupe les traits, puis les jarrets des chevaux. Les voitures sont culbutées dans les fossés. Et déjà des grappes de miséreux se ruent sur ce pain de poubelles. La fusillade crépite dans Paris, boulevard Montmartre, boulevard du Temple, au carrefour de l’Odéon. Une colonne forte de quatre cents hommes défile en brandissant au-dessus des têtes le buste de Napoléon ceint de feuillage, en criant : « Le gouvernement est vendu aux Prussiens... »
M. Marchand lève les bras au ciel et murmure pour lui seul : « Comme si nous avions le choix... » Puis il reprend sa place devant son bureau en fer à cheval et calligraphie les dernières recommandations de son message :
« Dans l’intention de la faciliter autant qu’il dépend de moi, je prescris aux généraux commandant à La Rochelle et à Rochefort de vous prêter main-forte , et de seconder de tous leurs moyens les mesures que vous aurez jugé convenable de prendre pour exécuter les ordres du gouvernement.
Pour le maréchal, ministre de la Guerre. »
Un roulement de calèche sur le pavé. Après un bref dialogue avec les sentinelles, le convoi qui avait pris la route de Saintes pénètre dans la cour de la préfecture. Las Cases et Planat se font annoncer chez l’Empereur.
— Vous avez musardé en route ?
— Sire, nous avons été attaqués et malmenés...
— Que me chantez-vous là ?
— Nous nourrissions dès le départ des soupçons sur le maître d’équipage. Depuis Orléans il multipliait les incidents de route et s’efforçait de retarder la marche de la calèche. À Saintes il nous a conduits tout droit vers une sorte de barricade dressée par un de ses complices, un nommé Dufort.
— Comment avez-vous appris son nom ?
— Le soir, par le sous-préfet. C’est ce Dufort qui avait organisé l’embuscade et préparé l’enlèvement. Une populace en armes guettait notre arrivée derrière cette barricade. On y trouvait de tout, la lie des faubourgs, des bourgeois et même des dames de la société. Ils ont ouvert les portières, se sont emparés de nous, nous frappant au visage. Ils nous ont ligotés et nous ont conduits dans une auberge où s’agitait une sorte de tribunal révolutionnaire. Le Fouquier-Tinville local réclamait contre nous
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