La nuit de l'ile d'Aix
encablures de la Saale se balance la Méduse qui ne porte pas encore un nom légendaire dans le gotha des tragédies de la mer. Le capitaine Ponée va accueillir à son bord M. et Mme de Montholon et une trentaine d’officiers et de serviteurs de la suite de l’Empereur.
Napoléon a rejoint Beker sur le pont. Et après avoir observé à la jumelle la muraille flottante du Bellerophon, il s’accote au bastingage.
— Eh bien, général, quand je recense tous mes rêves américains depuis mon engagement pour l’Ohio jusqu’à mon mariage, en passant par Barlow, Fulton, Thomas Paine, la paix de Mortefontaine, Paulette et Leclerc à Haïti, Victor en Louisiane, Barlow à Wilna, la lettre de Monrœ, je serais tenté de croire que ce voyage est la conclusion naturelle de tous ces échanges, et qu’il est marqué par une sorte de prédestination.
Le capitaine Maitland, descendant de l’illustre famille des Lauderdal, est un gentilhomme écossais, anguleux, osseux, long nez, favoris rouges et regard bleu galène. À la fois sec et onctueux. Une fourberie à l’affût derrière une loyauté de façade.
Dans la chambre du Conseil du Bellerophon, il a rassemblé une demi-douzaine de commodores qui répondent — à quelques nuances près — au même signalement : tempes argentées, yeux clairs, teint de cuivre, boutonnières étoilées. Il y a le commandant Hillyar du Phœbea, Lord John Hay de l’Opossum, Sir John Sinclair, les capitaines Gambier et Sartorius.
Le décor est simple et classique. Entre les boiseries et les hublots sont accrochés deux portraits, l’amiral Nelson et Son Altesse Sérénissime le prince régent d’Angleterre... Et une carte d’état-major, blanc et vert, où sont soulignés les « points précieux » de la côte de France, de l’embouchure de la Somme à la frontière espagnole. Les accessoires : du thé de la Compagnie des Indes, des biscuits, un pot de tabac blond, des pipes de buis et d’écume. Et des rames de papier.
— Messieurs, je vais faire le point des événements qui ont nécessité notre réunion et vous donner un résumé des éléments d’appréciation qui sont aujourd’hui en ma possession. Pour vous comme pour moi, depuis trente ans, la guerre contre les Français a toujours représenté notre raison de vivre — ou de mourir. Moi, à vingt ans j’étais lieutenant sur le Knighter. Et je contribuais à la capture de mes quatre premiers corsaires français. Depuis j’ai bien dû en capturer trois douzaines. Mais la capture qui nous intéresse aujourd’hui représente à mes yeux davantage — il jeta un coup d’œil en biais à Sir Horatio Nelson dans son cadre — qu’Aboukir et Trafalgar réunis.
— Je vous trouve un peu désinvolte avec Nelson, sourit John Hay.
— Non, ses victoires n’étaient que des péripéties. Aujourd’hui c’est une apothéose.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Si nous bouclons Bonaparte, nous bouclons la boucle.
Il observa un bref silence tandis que le steward servait le thé, alluma sa pipe et reprit :
— Le 31 mai dernier, j’étais ici même, en mission de surveillance devant la rade des Basques. Le 15 juin, j’étais désigné pour convoyer des navires de guerre en Amérique. Contrordre — je suis affecté aux côtes de l’Ouest. Le 28 juin, une de mes captures m’apprend la défaite de Napoléon à Waterloo. Le 30, un bateau venu de Bordeaux m’apporte la lettre suivante, sans date ni adresse, écrite en anglais sur un papier extrêmement mince introduit dans un tuyau de plume :
« Ayant appris de bonne source que Bonaparte a réussi à traverser la ville la nuit dernière en compagnie du nouveau maire de Bordeaux et peut avoir le désir de s’enfuir par la Teste et par l’embouchure du fleuve, il faudrait permettre à l’armée britannique de pouvoir appareiller sur-le-champ pour appréhender l’individu. Il serait bon de faire une démonstration sur la côte avec huit mille hommes au moins. »
« Le lendemain je reçois un message de Sir Henry Hotham qui me dit en substance : “La nouvelle de la traversée de Bordeaux transmise par votre correspondant anonyme est inexacte puisque le 30 juin Buonaparte se trouvait encore à Paris et que votre lettre reçue le 30 doit dater du 29."
Frédéric Lewis Maitland ouvrit un carton où s’entassaient les messages urgents et les ordres confidentiels.
— Depuis une semaine il ne se passe guère de jours sans
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