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La nuit de l'ile d'Aix

La nuit de l'ile d'Aix

Titel: La nuit de l'ile d'Aix Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gilbert Prouteau
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voir l’Empereur remercier du bras. Des jeunes filles jettent des fleurs. Il ne manque que la musique et les pavois pour donner à cette fuite éclatante les flonflons et les couleurs du triomphe. Mais Napoléon n’est pas de la fête. Comme à sa sortie de l’Élysée il a trompé la foule et lancé en avant-garde les calèches de sa suite. Il roule seul dans une voiture qui longe les fossés du rempart et qui rejoint le cortège à la sortie du faubourg sur la route de La Rochelle. Cette voie poussiéreuse conduit à Fouras à travers la plaine d’Aunis, semée de marais où se confondent les vapeurs erratiques et les nuages de moustiques. Rencogné dans la calèche, perdu dans ses pensées, l’Empereur demeure indifférent. On traverse de rares villages aux murs de torchis, aux toits roses   : Vergeroux, Saint-Pierre... des paysans saluent sans comprendre.
    Le convoi suivait la route de la mer. Aux frondaisons exubérantes de la ville succédaient des arbres rabougris, torturés, des floraisons lépreuses, une végétation hybride. Une plaine de vasières coagulées et fissurées séparait l’océan de la route. Et sur cette croûte d’alluvions pétrifiées s’affaissaient les sabres rouillés des roseaux morts entre des îlots de laves noires. Une Beauce saumâtre dont un Vernet aveugle eût charbonné les chaumes.
    La berline longeait un cimetière de village. L’Empereur observait des oiseaux juchés sur les vasques et sur les murs, inscrits et découpés dans la même lumière, les uns vivants, les autres de pierre.
    —  Regardez ces oiseaux, Bertrand, ils sont promis, comme les hommes, les uns à une agitation éphémère parmi les vivants, les autres à une survie minérale de statue au-dessus des morts.
    Un souffle rance et iodé s’insinuait dans la calèche. Le grand maréchal remontait la vitre.
    —  Tout homme vit deux temps, dit Napoléon, un temps spatial qui se déroule de sa naissance à sa mort, et un temps intérieur où s’entassent les bonheurs abolis, les saisons révolues, et dont le calendrier échelonne ses rêves, ses amours, ses illusions.
    Bertrand, dépassé, approuvait de la tête et risquait   :
    —  Votre Majesté devrait écrire ses mémoires.
    —  Quand je serai vieux, dit Napoléon sèchement. Et d’un ton radouci   : En Amérique je vais disposer de ce qui m’a toujours manqué.
    —  Rien ne vous a jamais manqué, sire.
    —  Si, le temps. Pour écouter son âme, il faut avoir le temps.
    Devant eux courait toujours le marais fétide semé d’éponges pétrifiées. Un clocher se balançait entre les pins parasols et sous le clocher se serraient les maisons basses aux tuiles roses, au crépi crémeux.
    —  Nous arrivons à Fouras, dit Bertrand.
    —  Nous allons pouvoir embarquer. Vous connaissez le proverbe anglais, Beker   ? «  There is a will there is a way. »
    —  J’entends mal la langue de Shakespeare, sire.
    —  Là où il y a une volonté, il y a un chemin. Et ce chemin le voilà...
    Et d’un geste de théâtre il désignait les longues traînées palpitantes qui striaient l’océan.
    La mer était basse et découvrait un marais fendillé de crevasses et couronné d’algues brunes encore gluantes des baves de l’écume, semé de cloques suintantes où bâillaient ces vulves humides qui révèlent la respiration des coquillages.
    Là encore, la foule s’était agglutinée sur la place, « un grand concours de peuple   » qui criait sa ferveur, qui essuyait ses larmes. Les officiers, les soldats avaient couru sur le rivage depuis les rochers de la Grande-Plante et du Terril jusqu’au terre-plein des batteries de la forteresse.
    L’Empereur avançait à petits pas sur la dune où le soleil faisait scintiller les bijoux du sable. Il traversait ces haies vivantes fleuries d’amour et d’enthousiasme.
    Les canots étaient à trente mètres de la plage. Il fallait porter l’Empereur à dos. La foule désigna le père Biau, un robuste vétéran de la marine qui défit sa vareuse, rejeta ses sabots, retroussa ses chausses et ploya l’échiné pour l’offrir à son auguste cavalier. Le père Biau, troublé par les ovations et par le poids précieux de son illustre fardeau, franchissait les flaques à pas prudents, contournait un bouquet de goémon, avançait ses pieds entre les roches glissantes avec des lenteurs de funambule.
    L’Empereur traversa ce bras de vaguelettes, de sable et de varech accroché aux épaules de sa

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