La nuit de l'ile d'Aix
les herbes, les murs par les mousses, les grilles par les rouilles. Et moi par le temps. »
Il guettait machinalement ces gazelles mouchetées qui franchissaient le ruisseau pour venir manger dans la main de Joséphine. Et il ne voyait resurgir que les flamants aux pattes repliées, fileurs immobiles des jours, statues votives du temps qui passe, dressés sur une patte entre les joncs du petit bassin.
Une humble porte s’ouvrait au fond du parc, une porte au badigeon écaillé. Les chèvrefeuilles et les aristoloches retombaient en boules folles sur ses épaules. C’était la porte des départs clandestins, c’est par là que Joséphine et lui s’éclipsaient pour leurs fugues à travers bois. Le verrou incrusté dans le mur résistait à sa poussée. « Il faudra que je dise à Hortense... »
Dans le jardin, des touffes de ronces émergent du sable des allées si longtemps piétinées par les rondes des danseurs, les soirs des fêtes étoilées. Où étaient les orchestres, où étaient les quadrilles ?
Sur les canaux déserts, il cherchait du regard le long col flexible et diapré, le plumage de diamant noir des grands cygnes d’Océanie. Où sont les feuillages sonores des saphoras japonais, les pavois rutilants des vernis du Japon, les nattes romantiques des cyprès de Louisiane ? Les arbres exotiques s’étiolaient sur pied, leur tête chauve avait comme lui perdu leur couronne dorée.
Voilà la porte de la serre chaude où Joséphine venait livrer ses rêves et ses narines aux parfums des tropiques. Et l’envahit brusquement cette odeur de thé, de genièvre et de vanille qui faisait de chaque retour vers elle une croisière vers les îles de la mer Caraïbe...
Il remonte vers l’aile droite du château, arrive dans la bibliothèque qui va lui servir de bureau.
Marchand a disposé dans sa chambre le portrait de Marie-Louise, le médaillon du roi de Rome par Isabey, et cette aiguière d’argent massif qui fait office d’« après-rasage ».
Il reconnaît les témoins du lointain passé, l’écritoire en acajou, le guéridon planté face à la fenêtre. Son buste et celui de Joséphine dressés entre les colonnes. Le vieux globe terrestre de ses études peint à la main, avec ses arcs de cuivre, ses montagnes écorchées, le bleu délavé des océans. Il le fait tourner comme une roue d’un jeu de foire, le stoppe et regarde le continent qui s’offre à lui : la Terre de Feu.
Sur le grand bureau, le livre d’histoire qui reste ouvert à la page où le départ pour l’armée a interrompu la lecture : « La guerre d’Indépendance ». Il parcourt lentement les rayons où s’alignent les livres d’élection de sa jeunesse : Rousseau, Thomas Paine, Corneille, Montesquieu, Plutarque, Montaigne, Voltaire, Tacite, Ossian, Abélard, Machiavel. Il tire un volume au hasard : tiens, Humboldt... Voyage aux contrées équinoxiales du Nouveau Continent... Il le feuillette distraitement. Et il tombe en arrêt sur un titre : « La conquête des âmes ». Il avait à peine commencé sa lecture que Marchand s’étranglait derrière la porte.
— Sire, c’est le général Beker.
— Beker ? Qu’est-ce qu’il veut celui-là ?
— Il dit que c’est très urgent.
— Faites-le entrer dans la bibliothèque. J’arrive.
Il arrivait le talon sonore et le front buté.
— Vous avez demandé à me voir ?
— Sire, balbutiait Beker, le prince d’Eckmûhl m’a nommé au commandement de la Garde de Votre Majesté.
L’Empereur l’inspectait des pieds à la tête.
Beker était un athlète grisonnant aux traits anguleux, sanglé dans une redingote qui lui battait les talons.
Il baissa très vite les yeux.
— Sire, voilà mon ordre de mission...
Napoléon parcourut la lettre de Davout, interrompit sa lecture et brutalement :
— Monsieur, je suis surpris de ne pas avoir été informé personnellement de votre nomination. Je la considère comme une mission de surveillance à laquelle il était inutile de m’assujettir puisque je n’ai pas l’intention d’enfreindre mes engagements.
Beker s’empourprait, bredouillait. En disgrâce depuis 1809, cette mission de contrôleur n’était pas faite pour lui concilier les grâces de l’Empereur.
— ... Sire je ne suis qu’un vieux soldat..., je vous ai toujours été fidèle..., si j’assume le commandement de la Garde, c’est uniquement par souci de votre sécurité. Si cette
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