La nuit de l'ile d'Aix
Paris dansaient dans le ciel ailé de juin, traversé d’oiseaux et d’angélus, comme aux jours du fabuleux printemps où les aigles volaient de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame.
Aujourd’hui le vol des aigles était brisé et le Te Deum se chantait devant l’Élysée. Il ne montait plus vers le Dieu qui s’était fait homme. Ils étaient dix mille à égrener leurs litanies pour un homme qu’ils avaient fait Dieu. Et ils dévidaient sans fin les répons et les suppliques de leur poignante liturgie.
— Ne nous abandonnez pas...
— Restez parmi nous...
— Sire, nous vous aimons...
— Il faut qu’il parte aujourd’hui, dit Fouché à Manuel, mais il faut éviter que la traversée de Paris ne tourne à l’apothéose populaire... Si le carrosse de Napoléon franchit la grande grille de l’Élysée, il risque d’être dételé par les criminels et les excités. Vous savez que ceux du faubourg Saint-Antoine se sont structurés en deux régiments de tirailleurs.
— Oui, dit Manuel, je sais. Et si les émeutiers s’attellent aux brancards de la calèche, c’est Napoléon qui reprend les rênes.
— Nous n’en sommes pas là, dit Fouché. Depuis hier je lui ai fait souffler par nos derniers intercesseurs que les mouvements de la foule sont imprévisibles, n’est-ce pas, et qu’un royaliste exalté, un sbire de Blücher peut mettre à profit le délire populaire – et son désordre – pour brandir le poignard de Ravaillac. Et qu’aucune protection n’est possible dans cette cohue. Il sait que Blücher veut sa peau. Il sera prudent.
— Non, Bertrand, je ne veux pas risquer d’être étouffé dans cette kermesse.
— Sire, vous y échapperez difficilement.
Et le grand maréchal montrait le formidable entassement des Parisiens enaffûtiaux de couleur, serrés sous les voussures des hautes branches comme les fidèles d’une procession. Déjà le tumulte de Marigny s’enfle en orage. La prière et la colère y confondent leurs adjurations et leurs vociférations. Un cri domine les clameurs : « Des armes, des armes, donnez-nous des armes. »
L’Empereur qui erre indécis entre les arbres fait un pas dans la direction de la foule et se ravise. Il sait que, s’il met le pied dans l’engrenage, ce pied sera hissé sur un étrier.
— Gourgaud, voilà ce que j’ai décidé. Nous partirons à midi. Mon carrosse sortira par la grande grille. Vous serez seul dans ce carrosse. M. de Montaran galopera à vos côtés. Montholon, Las Cases et les voitures de l’escorte vous suivront dans le faubourg. Vous mettrez un chapeau à cocarde rabattu sur le front et vous vous tasserez dans l’angle. C’est autour de mon carrosse que le peuple va se ruer.
— Si j’ai bien compris, sire, dit Gourgaud, c’est moi l’Empereur.
— Oui, jusqu’à Chaillot. Moi, je rejoindrai Bertrand qui aura fait atteler une berline au fond du parc. Et pendant que vous drainerez la foule, nous nous échapperons par les Champs-Élysées.
À midi le carrosse impérial est sorti ostensiblement par la grille du faubourg, salué par les sentinelles en armes. La voiture roule doucement. Très vite elle n’est plus qu’une barque ballottée par la marée. Elle avance dans une tempête de cris : « Vive l’Empereur..., ne partez pas..., donnez-nous des armes... Sire, descendez... Napoléon, reste avec nous... »
Sur la banquette Gourgaud prend bien soin de cacher son profil...
Et pendant ce temps Napoléon remontait lentement les Champs-Élysées dans la chaise de Bertrand, qui avançait au pas vers la poterne.
L’Empereur savait qu’il ne reverrait jamais plus les chatons des marronniers en fleurs, les pavois des floraisons sur les blanches terrasses, et ces clairières aujourd’hui désertées où des millions d’hommes s’étaient entassés depuis vingt ans pour regarder défiler la Grande Armée : les hussards et les vélites, les dragons et les voltigeurs. La Garde...
Ce qu’il voyait, au-delà des feuillards criblés du soleil de juin, c’était une image morte pour lui, et qui allait lui survivre jusqu’au fond des temps dans les livres d’école. C’était lui, seul et pensif, sur un cheval blanc, en tête du défilé, tandis que la foule reprenait en chœur le refrain des fifres : « Veillons au salut de l’Empire. »
À l’Étoile il fit arrêter la berline pour contempler les travaux de l’Arc de triomphe, dont les fondations
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