La nuit de l'ile d'Aix
devant la poterne, met les mains en porte-voix et crie :
— Daumesnil, tu m’écoutes. C’est moi, Exelmans... Daumesnil, tu es devenu sourd ?
Le général au pilon pencha sa barbe fleurie par la fenêtre à guillotine.
— Exelmans ! Qu’est-ce que tu veux ?
— Où est l’Empereur ?
— Que lui veux-tu ?
— Réponds-moi, il est encore à Malmaison ?
— Non, il est parti.
— Non, il n’est pas parti, tonne Exelmans dans un refus tonitruant.
— Je te dis qu’il est parti. Ce matin à 9 heures {48} .
— Où ça ?
— À Rochefort.
— À Rochefort ? Merci. Je vais faire reposer mes hommes, ils sont à bout. Cette nuit je me mets à sa poursuite, je le rattrape, je le coffre pour le mettre de gré ou de force à la tête de nos divisions. Celles-là n’ont pas encore donné. Demain matin nous aurons toute une armée.
Madame Letizia était revenue pour le dernier tête-à-tête. Elle entrait de noir drapée, les yeux brouillés, tragique, belle, éplorée, comme jaillie d’un chœur de pleureuses de Balagne.
Napoléon avait voulu être seul avec elle pour ce suprême adieu. Il l’attendait debout au milieu de la bibliothèque.
Elle avança jusqu’à lui. De grosses larmes coulaient silencieusement sur ses joues peintes. Elle dit seulement :
— Quel malheur, quel grand malheur !...
Et sa voix mêlait les flûtes mouillées du Golo aux lamentos des voceratrices.
— Mamma, je voudrais que vous ne pleuriez pas.
— Je ne pleurerai pas, Bonaparte.
Elle resta un bref moment devant lui, la tête inclinée, statue vivante de la nuit, du deuil, du désespoir. Elle dit d’une voix chavirée :
— Adieu, mon fils...
— Adieu, ma mère...
Et elle s’en alla lentement sans se retourner.
Il appelle Marchand. Il passe le pantalon de basin dit « à œil-de-perdrix », endosse son frac brun, ajuste son chapeau rond à coiffe de soie verte et suivi d’Hortense et des derniers fidèles, descend dans le vestibule. Il demande à ceux qui se pressent autour de lui de rester sur le perron du château.
Ils s’étaient groupés pour le voir effectuer cette dernière traversée du jardin des bonheurs révolus. Il remontait les allées entre deux haies de serviteurs en larmes. Un des officiers de la petite garde s’avance vers lui et dit : « Nous voyons bien que nous n’aurons pas le bonheur de mourir pour vous. » Il leva la main, ébaucha un salut qui était un adieu.
Lorsqu’il fut parvenu à la grille qui s’ouvre sur les sentiers de La Celle-Saint-Cloud, il se tourna brusquement et regarda une dernière fois le château « dont les murs couleur d’ivoire étaient baignés par la lumière oblique et douce du jour déclinant ». Au loin les cloches de Rueil sonnaient l’angélus, et leurs voix de bronze se mêlaient dans la vesprée de juin, aux voix de velours des tourterelles.
Sans un mot, d’un brusque mouvement, il grimpa sur le marchepied, se jeta dans la voiture et s’assit à côté de Bertrand, face à Beker et à Rovigo. Quand la voiture disparut, Flahaut sauta sur son cheval et galopa à la recherche d’Exelmans.
Une médiocre calèche jaune, quatre chevaux que précède un piqueur, c’est dans cet équipage de petite vénerie que le maître du monde quitte Malmaison. Ali monte à côté du cocher. Chaque voyageur a deux pistolets armés à portée de sa main. Les caisses sont remplies d’armes. Le collier d’Hortense est cousu dans la ceinture de l’Empereur.
En quittant Malmaison, la voiture traverse les bois du Butard à Rocquencourt, longe le parc de Versailles.
— Nous sommes à deux pas de Trianon, dit Beker.
Napoléon le regarde, hoche la tête. Trianon... Ce départ pour l’exil côtoie les bergeries d’un bonheur éphémère. Le fantôme de Marie-Antoinette s’installe entre les voyageurs. À Saint-Cyr il cède la place à d’autres fantômes, d’autres reines, d’autres spectres du lointain passé.
— Donnez-moi du tabac, Beker.
Et il puise dans la tabatière du général ornée d’un très beau portrait de Marie-Louise sculpté en ivoire. Quand il eut prisé d’abondance, il tourna la tabatière entre ses mains, s’absorba dans un examen mélancolique du portrait, sa pensée s’envolait au-delà du profil d’ivoire et des torsades ciselées, revenait à la boîte, qu’il rendait à Beker après une dernière prise. Sans une parole. Sans un soupir.
À leurs
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