La nuit de l'ile d'Aix
parlemente avec Hébert.
— Il faut absolument que je parle à l’Empereur.
Gourgaud s’avance devant la voiture de la visiteuse.
— C’est à quel sujet, madame ?
— Je suis la comtesse Belida Skupieski. Je suis arrivée trop tard à la Malmaison, vous veniez de partir.
— Mais, madame, l’Empereur est couché, il dort.
Elle toise Gourgaud et sa voix grasseyante roule des pépites :
— Eh bien, je dormirai avec lui. Elle passe devant Gourgaud, sidéré, pour rejoindre Savary sur le perron.
— Eh bien, monsieur le duc, vous ne me reconnaissez pas ? Où est la chambre de l’Empereur ?
— Il vous attend ? dit Savary abasourdi.
— Voilà huit jours qu’il m’attend.
— Ali va vous conduire.
Elle frappe d’un doigt impérieux :
— C’est moi Belida.
Bertrand entrouvre, elle le repousse d’un bras et se précipite vers Napoléon. Bertrand tire la porte sur lui et s’esquive.
Personne n’assiste à la scène. Personne n’écoute à la porte.
Une demi-heure se passe.
— C’est plus qu’il ne lui en faut d’habitude, risque Savary.
Gourgaud le foudroie du regard. Des cris de volaille leur parviennent mêlés de sanglots et de supplications.
Enfin la porte s’ouvre :
— Bertrand ?
— Sire ?
— Vous remettrez cent napoléons à la comtesse.
Elle sort en se tamponnant les yeux, descend l’escalier monumental de « cette retraite inglorieuse où s’éclipsa ce qu’il y eut de plus grand en race et en hommes {51} ».
C’était cet escalier qu’avait monté un soir de pluie de déluge le roi François pour aller s’étendre et mourir sous le dais de la chambre royale. Et dans la chambre verte était venu s’abattre, crotté, botté, vanné, Henri IV, miraculeusement échappé aux arquebuses des barricades. L’ombre de Louis XVI flottait au bord des balustrades où il s’était penché vers Marie-Antoinette...
Ce soir, l’Empereur y jetait l’ancre de sa première escale vers le malheur. Et Mme Skupieski, indifférente aux prestiges de l’Histoire, descendait l’escalier royal avec des grâces de diva.
Tandis qu’elle se tamponnait les yeux et rajustait sa chevelure devant le miroir, Bertrand lui tendit une bourse d’argent. Elle la lui arracha des mains sans un regard, s’enfuit de sa marche dansante et se fondit à la nuit. Un bruit de carrosse dans la cour. Bertrand se précipita auprès de l’Empereur.
— Elle voulait à tout prix venir avec moi en Amérique. Quand j’ai refusé, elle m’a proposé de mourir avec moi. Ce n’était que le jeu de l’offre et de la demande. Elle peut résister à un Napoléon. Elle n’a pas résisté à cent napoléons.
Il prit un temps, marcha jusqu’à la fenêtre et l’ouvrit. Une coulée de lune rousse courait sur les fleurs assoupies, pâlissait les parterres et illuminait les pièces d’eau.
— Regardez, dit Napoléon, un éclairage de théâtre pour Le Songe d’une nuit d’été... Savez-vous ce qui fait la grandeur de Shakespeare, Bertrand ? C’est qu’il est le seul à savoir plaquer le rire sur le sang, à savoir amalgamer la bouffonnerie et la tragédie, à nourrir le drame avec la farce. Et c’est cet amalgame qui est l’essence de la vie. Avec l’imprévisible, bien sûr...
Il revint vers la table, appuya sa main sur la carte et parcourut du doigt l’archipel Caraïbe.
— Quand j’étais Premier Consul j’ai reçu une lettre insolente d’un esclave révolté. Une sorte de Spartacus des îles, qui avait proclamé l’indépendance et massacré les Européens : cette lettre de Toussaint Louverture avait des résonances de défi : « Le Premier des Noirs, au Premier des Blancs... »
« Vous savez que l’impératrice Joséphine est originaire de la Martinique. Et que pendant son enfance elle a reçu, à plusieurs reprises la même prédiction : tu porteras la couronne de France et tu seras plus que reine. Elle avait fini par y croire. À juste raison. Ce soir-là, quand elle est entrée dans mon bureau, elle m’a vu penché sur une carte des Antilles, elle a cru que l’heure était venue de cette expédition d’Amérique dont je lui avais si souvent parlé.
— Qu’est-ce que tu prépares ?
— Une guerre.
— Où ?
— À Haïti.
« Elle sautait en frappant dans ses mains, avec cette grâce enfantine qui n’était qu’à elle.
— Tu pars aux Antilles, tu m’emmènes ?
— Je
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