La nuit de l'ile d'Aix
de faire route. Mais depuis trois ou quatre jours une croisière ennemie, composée d’un vaisseau, d’une frégate et de deux corvettes, se tient constamment à l’entrée du pertuis d’Antioche : ce sera une difficulté, mais je ne la crois pas invincible. Je me suis conformé aux ordres de V.E.
Je la supplie d’agréer l’hommage de mon respectueux dévouement.
Le préfet maritime Bonnefous »
— En somme nous n’attendons plus que le vent, dit l’Empereur. En l’attendant, je vais vous demander une faveur.
— Tout ce qui sera en mon pouvoir, sire.
— Je voudrais consulter le rôle des frégates.
— La Saale ou la Méduse ?
— Non, une frégate qui est partie de Rochefort il y a vingt ans, vers un étrange destin. La date exacte de son départ est le 17 mars 1794.
— Et quel est son nom ?
— Un symbole : l’ Embuscade.
— Sire...
— Mais non, je ne parle pas de la souricière actuelle. Cette frégate s’appelle réellement l’Embuscade.
Le préfet avait tiré sur un cordon. Un lieutenant de vaisseau s’inclinait devant la porte.
— Je voudrais que vous alliez aux archives nous chercher le rôle d’une frégate partie en mars 1794 de Rochefort : l’Embuscade.
— Bien, monsieur le préfet.
Le rôle de l’Embuscade était un lourd cahier noir aux feuilles gondolées, humides et corrodées, dont les marges étaient brodées de dentelures de rouille. Le préfet décollait patiemment, page à page.
— Voilà, sire, 17 mars 1794.
Napoléon se penchait et son doigt descendait entre les colonnes délavées.
— Ah ! voilà, nous y sommes : Charles Edmond Genet, consul de France. Vous connaissez l’histoire de cet homme, monsieur le préfet ?
— Vaguement, très vaguement... Il était consul en Amérique, je crois, et il a eu des ennuis assez graves...
— C’est infiniment plus grave que vous ne dites. Eh bien, monsieur de Bonnefous, avant de s’embarquer à Rochefort pour le destin fantastique dont je vais vous évoquer quelques traits, Genet a parcouru une longue route. Je dois vous dire qu’il était le frère de Mme Campan, gouvernante des enfants de Louis XVI et dont j’ai fait la directrice de l’Étiquette à ma cour. Genet écrivait chaque mois à sa sœur. Et c’est par elle, par ses confidences que j’ai connu le détail des prodiges et des avatars de cette fabuleuse aventure. Pour vous situer l’importance historique du personnage je vous dirai simplement que si j’avais été au pouvoir en 1794 les États-Unis seraient aujourd’hui une colonie française et Genet vice-roi.
En 1792, Genet, ambassadeur auprès de la cour de Russie, s’est attiré la haine de la Grande Catherine. Il est contraint de rentrer en France... Et tandis que Genet roule vers Paris, l’Histoire galope à sa rencontre : Valmy, Jemmapes, Fleurus... Et c’est la belle Mme Roland qui accueille Genet à Paris. Leur sympathie devient tendre amitié. Et Genet propose, comme Thomas Paine, qu’on envoie Louis XVI en Amérique. Les girondins approuvent cette proposition et le désignent, lui Genet, pour escorter la famille royale aux États-Unis.
Pour justifier cette démarche, on lui confie une mission diplomatique, la remise en vigueur du « Traité d’alliance éternelle » entre la France et la République américaine. Genet prépare ses bagages. Mais entre-temps la porte de la Conciergerie s’est refermée sur la famille royale. L’objectif initial s’évapore, le prétexte demeure et la mission se met en route.
Il s’embarque ici sur l ’Embuscade. À quelques encablures de la Saale.
Le 20 avril 1794, quatre siècles après Christophe Colomb, Charles Edmond Genet découvre l’Amérique. L’accueil populaire est délirant. Partout on tire le canon et sur les places des villages les patriotes américains coiffent le bonnet phrygien pour entonner La Marseillaise.
Dans sa calèche entre les escales et les réceptions, Genet médite son ordre de mission. Il s’agit de ranimer le traité, d’en signer de nouveaux, d’émanciper la Louisiane, de rattacher le Canada aux États-Unis, de liquider les dettes de guerre, de sceller une alliance avec le Kentucky pour libérer le Mississippi. Il élargit très vite le sens de sa mission. Il est celui qui doit changer le cours de l’Histoire, chasser les Anglais du continent américain et faire des États-Unis et du Canada un grand pays allié de la
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