La nuit de l'ile d'Aix
lèvres.
— Sire, est-ce que Robespierre...
Napoléon à son habitude coupait dans le vif et ne laissait pas formuler la question.
— Robespierre convoque Fauchet et lui donne des instructions précises : Arrêter Genet – le juger – le condamner à mort et l’exécuter. Dans l’esprit de Robespierre, la mission de Fauchet comporte plusieurs démonstrations : le désaveu d’une politique de combat, la clairvoyance et l’autorité du nouveau gouvernement, une arrière-pensée d’implantation industrielle. Il déclare à Fauchet : « Vous emporterez une guillotine sur votre brick. Vous guillotinerez Genet en public. Puis vous essaierez de vendre la guillotine aux Américains et d’en obtenir une commande massive. »
Fauchet débarque à New York en février, laisse la guillotine sur le bateau et dénonce dans une proclamation virulente la conduite criminelle du citoyen Genet. Il fait destituer quelques consuls, arrêter quelques corsaires et réclame au gouvernement américain qu’on lui livre Genet pour l’exécuter. Il adresse une invitation à Washington, Hamilton et Jefferson pour assister à l’exécution.
Washington s’étrangle d’indignation quand il apprend la présence de la guillotine dans les eaux américaines. Le sac, le bac et le couteau apparaissent au président des États-Unis comme un défi à l’idéologie humanitaire de son pays. Il refuse sèchement : « Nous avons destitué Genet, nous n’avons pas à souhaiter qu’il soit puni. Nous ne sommes pas, nous, de tempérament sanguinaire. » Et Genet averti de la présence de la guillotine ne sort plus que sous bonne escorte. Fauchet renonce à sa démonstration et à l’industrialisation de la guillotine. Il ne lui reste qu’à négocier avec Genet.
Le plus extraordinaire, c’est que malgré la destitution de Genet et les mesures de Fauchet, la subversion persiste avec la complicité du gouverneur de la Caroline du Sud. Les légionnaires de la liberté, les francs-tireurs et la milice continuent de combattre au Kentucky, en Louisiane, au Canada et en appellent encore à leur initiateur. Mais Genet a définitivement renoncé. Il a épousé la belle Cornelia Clinton, fille du gouverneur de New York, l’installe dans sa ferme du Connecticut. Et il écrit à sa sœur qu’il abandonne définitivement toute activité politique.
Lorsque Mme Campan m’a communiqué cette lettre, j’ai écrit à Genet. Par les confidences de sa sœur je savais qu’il touchait le fond de la pauvreté, il avait vendu sa voiture, ses chevaux et emprunté pour payer sa ferme. Je lui ai fait dire que s’il rentrait, justice lui serait rendue et qu’il serait remboursé. Il n’a pas répondu.
— Pourquoi ?
— Parce que sa femme avait gardé la terreur de la guillotine au mouillage devant New York et que pour elle la France restait un pays sanguinaire. Elle croyait que la Terreur se poursuivait sous le Directoire.
J’ai écrit une seconde fois pour solliciter son retour. Je lui ai dit : « Votre patrie, votre famille, votre gloire vous attendent. Je vous donnerai un poste à la hauteur de vos mérites. Ensemble nous ferons de grandes choses. » S’il était revenu, monsieur le préfet, je l’aurais fait prince. Mais je me suis heurté à son scepticisme, à son inquiétude. Il m’a dit que la France avait la manie d’immoler ses grands hommes. Il m’a parlé de Chénier, Lavoisier, Roucher. Je n’ai pas insisté. Je sais aujourd’hui qu’il voyait clair. Mais dès que je toucherai le sol de l’Amérique, j’irai le voir. À défaut de lui offrir une charge de maréchal de France, je lui offrirai mon amitié.
Napoléon s’enfonçait dans sa rêverie et le préfet respectait son silence. Il risqua une diversion de salon :
— Est-ce que je dois redonner du café à Votre Majesté ?
— Non, de l’eau-de-vie, je voudrais un peu d’eau-de-vie... Si je vous ai raconté cette tragique et merveilleuse histoire, c’est pour vous démontrer que l’envol d’une frégate peut changer la face du monde. Ce fut vrai pour Colomb et pour Jacques Cartier. Ça aurait pu l’être pour Genet. Ça peut l’être aussi pour moi. Et vous pouvez puissamment contribuer à l’éclosion d’événements considérables.
— Sire...
— Savez-vous que le destin n’est qu’une question de moment ? D’ailleurs tout n’est qu’une question de moment, monsieur le préfet : la victoire et la
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