La nuit de l'ile d'Aix
France.
« Écoutez bien ceci : Genet commence à lever sur le sol américain une armée française destinée à chasser les Anglais, lesquels sont les alliés des Américains. Tout homme de génie, monsieur le préfet, recèle un grain de folie. La folie de Genet, généreuse et héroïque, pouvait déboucher sur une des plus formidables aventures de tous les temps. Le destin en a décidé autrement. »
M. de Bonnefous tendu sur son fauteuil buvait les paroles de l’Empereur. Mais au fur et à mesure que l’histoire prenait son vol – et Genet sa dimension – une question taraudait le préfet : « Pourquoi me raconte-t-il ça ? Et où veut-il en venir ? »
Napoléon poursuivait le récit, ménageait ses effets, choisissait ses silences et vidait sa tabatière.
— Déjà Genet abat ses cartes : des hommes, des canons, des bateaux. La Légion française d’Amérique est destinée à conquérir la Floride, le Canada et à ouvrir au Kentucky le golfe du Mexique. Genet s’est installé en pays conquis. Il nomme colonels français des capitaines américains et commence ses proclamations par des formules de proconsul romain : « Au nom du Peuple français, Nous Genet décidons... » Et ce qui n’est pas moins cocasse dans cette extravagante entreprise, le gouverneur de la Caroline aide ouvertement l’organisation de cette armée étrangère sur le sol américain !
L’Empereur reprenait son souffle, les yeux tournés vers cette lointaine Amérique où l’attendait Charles Edmond Genet.
— Mais que fait le gouvernement américain ? risquait le préfet.
— J’y arrive... Ils sont fous de rage parce que Genet s’est attiré la sympathie du peuple américain. Il est extraordinairement populaire. Alors les gouvernants organisent une mission secrète pour signer un traité séparé avec Londres. Et ils ébauchent quelques timides représentations auprès de notre gouvernement.
— Que répond Genet ?
— Il brandit « le Traité », le Traité d’alliance éternelle signé en lettres de sang entre la France et les États-Unis et qui selon lui régit à jamais les rapports entre les deux pays. Washington entre en transes. « Ce petit salaud ose nous narguer... » Mais il hésite devant la rupture, car il sait qu’il a à affronter trois obstacles redoutables, la flotte française, la violation du traité et la ferveur du peuple américain pour la France. Hamilton s’emporte jusqu’à lui dire : « Jetez ce traité à la poubelle, il a cessé d’être en vigueur. — Pas pour les Français », soupire Jefferson.
Genet se fait acclamer par la population et il harcèle Washington : « Vous devez déclarer la guerre à l’Angleterre. » Et pour bien démontrer son pouvoir et son impunité il fait arrêter et jeter en prison deux matelots américains. Washington cède. Hamilton règle une avance sur les dettes de guerre et Genet triomphant peut câbler à Paris : « J’excite le Canada, j’arme le Kentucky, je lance une expédition contre La Nouvelle-Orléans. »
L’Empereur souffla une fois encore et gratta le fond de sa poche de gilet pour extraire quelques miettes de tabac.
— Votre Majesté est fatiguée, fit respectueusement M. de Bonnefous.
— Oui, un peu, je n’ai pratiquement pas dormi depuis le départ de Paris. Mon histoire se termine, une histoire qui aurait pu connaître une apothéose et qui va sombrer dans la fange. Encore un piège du destin... Quand le message de Genet arrive à Paris, il n’est pas remis à son destinataire. Les lettres mettent deux mois entre l’Amérique et nous. Et pendant ces deux mois les Girondins ont perdu le pouvoir, Robespierre a pris la barre. Il explose en lisant le message : « Genet est devenu fou. »
J’ai bien connu Robespierre, ce doctrinaire de l’absolu. À ses yeux Genet est un dangereux criminel. La demande de rappel de Genet parvient à Paris pendant le procès des Girondins, dont Genet incarnait l’esprit libéral, les tendances humanistes et l’esprit nationaliste. Marie-Antoinette est montée à l’échafaud le 16 octobre, les girondins le 31 et Mme Roland le 8 novembre. Le nouveau ministre des Affaires étrangères, Desforgues, que j’ai bien connu lui aussi, révoque Genet et nomme à sa place Fauchet, son âme damnée.
Chaque fois que l’Empereur s’arrêtait, le souffle court, M. de Bonnefous refoulait les mille questions qui lui montaient aux
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