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La nuit

La nuit

Titel: La nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Élie Wiesel
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souviens que j’ai trouvé ce soir-là la soupe
excellente…
     
    J’ai vu d’autres pendaisons. Je n’ai jamais vu un seul de
ces condamnés pleurer. Il y avait longtemps que ces corps desséchés avaient
oublié la saveur amère des larmes.
    Sauf une fois. L’ Oberkapo du 52 e  kommando
des câbles était un Hollandais : un géant, dépassant deux mètres. Sept
cents détenus travaillaient sous ses ordres et tous l’aimaient comme un frère. Jamais
personne n’avait reçu une gifle de sa main, une injure de sa bouche.
    Il avait à son service un jeune garçon, un pipel comme
on les appelait. Un garçon d’une douzaine d’années au visage fin et beau, incroyable
dans ce. camp.
    (À Buna, on haïssait les pipel  : ils se
montraient souvent plus cruels que les adultes. J’ai vu un jour l’un d’eux âgé
de treize ans, battre son père parce que celui-ci n’avait pas bien fait son lit.
Comme le vieux pleurait doucement, l’autre hurlait : « Si tu ne
cesses pas de pleurer tout de suite, je ne t’apporterai plus de pain. Compris ? »
Mais le petit serviteur du Hollandais était adoré de tous. Il avait le visage d’un
ange malheureux).
    Un jour, la centrale électrique de Buna sauta. Appelée sur
les lieux, la Gestapo conclut à un sabotage. On découvrit une piste. Elle
aboutissait au block de l’ Oberkapo hollandais. Et là, on découvrit, après
une fouille, une quantité importante d’armes !
    L’ Oberkapo fut arrêté sur-le-champ. Il fut torturé
des semaines durant, mais en vain. Il ne livra aucun nom. Il fut transféré à
Auschwitz. On n’en entendit plus parler.
    Mais son petit pipel était resté au camp, au cachot. Mis
également à la torture, il resta, lui aussi, muet. Les S.S. le condamnèrent
alors à mort, ainsi que deux autres détenus chez lesquels on avait découvert
des armes.
    Un jour que nous revenions du travail, nous vîmes trois
potences dressées sur la place d’appel, trois corbeaux noirs. Appel. Les S.S. autour
de nous, les mitrailleuses braquées : la cérémonie traditionnelle. Trois
condamnés enchaînés – et parmi eux, le petit pipel, l’ange aux yeux
tristes.
    Les S.S. paraissaient plus préoccupés, plus inquiets que de
coutume. Pendre un gosse devant des milliers de spectateurs n’était pas une
petite affaire. Le chef du camp lut le verdict. Tous les yeux étaient fixés sur
l’enfant. Il était livide, presque calme, se mordant les lèvres. L’ombre de la
potence le recouvrait.
    Le Lagerkapo refusa cette fois de servir de bourreau.
Trois S.S. le remplacèrent.
    Les trois condamnés montèrent ensemble sur leurs chaises. Les
trois cous furent introduits en même temps dans les nœuds coulants.
    — Vive la liberté ! crièrent les deux adultes. Le
petit, lui, se taisait.
    — Où est le Bon Dieu, où est-il ? demanda quelqu’un
derrière moi.
    Sur un signe du chef de camp, les trois chaises basculèrent.
    Silence absolu dans tout le camp. À l’horizon, le soleil se
couchait.
    — Découvrez-vous ! hurla le chef du camp. Sa voix
était rauque. Quant à nous, nous pleurions.
    — Couvrez-vous !
    Puis commença le défilé. Les deux adultes ne vivaient plus. Leur
langue pendait, grossie, bleutée. Mais la troisième corde n’était pas immobile :
si léger, le petit garçon vivait encore…
    Plus d’une demi-heure il resta ainsi, à lutter entre la vie
et la mort, agonisant sous nos yeux. Et nous devions le regarder bien en face. Il
était encore vivant lorsque je passai devant lui. Sa langue était encore rouge,
ses yeux pas encore éteints.
    Derrière moi, j’entendis le même homme demander :
    — Où donc est Dieu ?
    Et je sentais en moi une voix qui lui répondait :
    — Où il est ? Le voici – il est pendu ici, à cette
potence…
    Ce soir-là, la soupe avait un goût de cadavre.

Chapitre V
     
     
    L’été touchait à sa fin. L’année juive se terminait.
    La veille de Roch-Hachanah, dernier jour de cette année
maudite, tout le camp était électrisé par la tension qui régnait dans les cœurs.
C’était malgré tout un jour différent des autres. Le dernier jour de l’année. Le
mot « dernier » rendait un son très étrange. Si c’était vraiment le
dernier jour ?
    On nous distribua le repas du soir, une soupe bien épaisse, mais
personne n’y toucha. On voulait attendre jusqu’après la prière. Sur la place d’appel,
entourés de barbelés électrifiés, des milliers de Juifs silencieux se

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