La nuit
chose qui lui ressemblât sur sa figure desséchée et
vieillie. Mais rien. Pas l’ombre d’une expression. Vaincu.
Yom Kippour. Le jour du Grand Pardon.
Fallait-il jeûner ? La question était âprement débattue.
Jeûner pouvait signifier une mort plus certaine, plus rapide. On jeûnait ici
toute l’année. Toute l’année, c’était Yom Kippour. Mais d’autres disaient qu’il
fallait jeûner, justement parce que c’était un danger de le faire. Il fallait
montrer à Dieu que même ici, dans cet enfer clos, on était capable de chanter
Ses louanges.
Je ne jeûnai pas. D’abord pour faire plaisir à mon père, qui
m’avait défendu de le faire. Puis, il n’y avait plus aucune raison que je jeûne.
Je n’acceptais plus le silence de Dieu. Avalant ma gamelle de soupe, je voyais
dans ce geste un acte de révolte et de protestation contre Lui.
Et je grignotais mon bout de pain.
Au fond de mon cœur, je sentais qu’il s’était fait un grand
vide.
Les S.S. nous offrirent un beau cadeau pour la nouvelle
année.
Nous rentrions du travail. Une fois franchie la porte du
camp, nous sentîmes quelque chose d’inhabituel dans l’air. L’appel dura moins
que de coutume. La soupe du soir fut distribuée à toute vitesse, avalée
aussitôt, dans l’angoisse.
Je ne me trouvais plus dans le même block que mon père. On m’avait
transféré à un autre kommando, celui du bâtiment, où je devais, douze heures
par jour, traîner de lourds blocs de pierre. Le chef de mon nouveau block était
un Juif allemand, petit de taille, au regard aigu. Il nous annonça, ce soir-là,
que personne n’avait le droit de quitter le block après la soupe du soir. Et un
mot terrible circula bientôt : la sélection.
Nous savions ce que cela voulait dire. Un S.S. allait nous
examiner. Lorsqu’il trouverait un faible, un « musulman », comme nous
disions, il inscrirait son numéro : bon pour le crématoire.
Après la soupe, on se réunit entre les lits. Les vétérans
disaient :
— Vous avez de la chance d’avoir été amenés ici si tard.
C’est un paradis, aujourd’hui, comparé à ce que le camp était il y a deux ans. Buna
était alors un vrai enfer. Il n’y avait pas d’eau, pas de couvertures, moins de
soupe et de pain. La nuit, on dormait presque nus, et il faisait moins trente. On
ramassait les cadavres par centaines tous les jours. Le travail était très dur.
Aujourd’hui, c’est un petit paradis. Les kapos avaient reçu l’ordre de tuer
chaque jour un certain nombre de prisonniers. Et chaque semaine, la sélection. Une
sélection impitoyable… Oui, vous avez de la chance.
— Assez ! Taisez-vous ! implorai-je. Vous
raconterez vos histoires demain, ou un autre jour.
Ils éclataient de rire. Ils n’étaient pas des vétérans pour
rien.
— Tu as peur ? Nous aussi, nous avions peur. Et il
y avait de quoi – autrefois.
Les vieillards demeuraient dans leur coin, muets, immobiles,
traqués. Certains priaient.
Une heure de délai. Dans une heure, nous allions connaître
le verdict : la mort, ou le sursis.
Et mon père ? Je m’en souvenais seulement maintenant. Comment
passerait-il la sélection ? Il avait tellement vieilli…
Notre chef de block n’était pas sorti des camps de
concentration depuis 1933. Il avait déjà passé par tous les abattoirs, par
toutes les usines de la mort. Vers neuf heures, il se planta au milieu de nous :
— Achtung !
Le silence se fit aussitôt.
— Écoutez bien ce que je vais vous dire. (Pour la
première fois, je sentais sa voix trembler). Dans quelques instants commencera
la sélection. Vous devrez vous déshabiller entièrement. Puis passer l’un après
l’autre devant les médecins S.S. J’espère que vous réussirez tous à passer à
travers. Mais vous devez vous-même augmenter vos chances. Avant d’entrer dans
la pièce d’à côté, faites quelques mouvements de façon à vous donner un peu de
couleur. Ne marchez pas longtemps, courez ! Courez comme si le diable
était à vos trousses ! Ne regardez pas les S.S. Courez, droit devant vous !
Il s’interrompit un instant, puis ajouta :
— Et, l’essentiel, n’ayez pas peur !
Voilà un conseil que nous aurions bien aimé pouvoir suivre.
Je me déshabillai, laissant mes vêtements sur le lit. Ce
soir, il n’y avait aucun danger qu’on les dérobât.
Tibi et Yossi, qui avaient changé de kommando en même temps
que moi, vinrent me dire :
— Restons
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