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La nuit

La nuit

Titel: La nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Élie Wiesel
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sont
rassemblés, le visage décomposé.
    La nuit gagnait. De tous les blocks, d’autres prisonniers
continuaient d’affluer, capables soudain de vaincre le temps et l’espace, de
les soumettre à leur volonté. « Qu’es-Tu, mon Dieu, pensais-je avec colère,
comparé à cette masse endolorie qui vient Te crier sa foi, sa colère, sa
révolte ? Que signifie Ta grandeur, maître de l’Univers, en face de toute
cette faiblesse, en face de cette décomposition et de cette pourriture ? Pourquoi
encore troubler leurs esprits malades, leurs corps infirmes ? »
     
    Dix mille hommes étaient venus assister à l’office solennel,
chefs de blocks, kapos, fonctionnaires de la mort.
    — Bénissez l’Éternel…
    La voix de l’officiant venait de se faire entendre. Je crus
d’abord que c’était le vent.
    — Béni soit le nom de l’Éternel !
    Des milliers de bouches répétaient la bénédiction, se
prosternaient comme des arbres dans la tempête.
    Béni soit le nom de l’Éternel !
    Pourquoi, mais pourquoi Le bénirais-je ? Toutes mes
fibres se révoltaient. Parce qu’Il avait fait brûler des milliers d’enfants
dans ses fosses ? Parce qu’Il faisait fonctionner six crématoires jour et
nuit les jours de Sabbat et les jours de fête ? Parce que dans Sa grande
puissance Il avait créé Auschwitz, Birkenau, Buna et tant d’usines de la mort ?
Comment Lui dirais-je : « Béni sois-Tu, l’Éternel, Maître de l’Univers,
qui nous a élus parmi les peuples pour être torturés jour et nuit, pour voir
nos pères, nos mères, nos frères finir au crématoire ? Loué soit Ton Saint
Nom, Toi qui nous as choisis pour être égorgés sur Ton autel ? »
    J’entendais la voix de l’officiant s’élever, puissante et
brisée à la fois, au milieu des larmes, des sanglots, des soupirs de toute l’assistance :
    — Toute la terre et l’univers sont à Dieu !
    Il s’arrêtait à chaque instant, comme s’il n’avait pas la
force de retrouver sous les mots leur contenu. La mélodie s’étranglait dans sa
gorge.
    Et moi, le mystique de jadis, je pensais : « Oui, l’homme
est plus fort, plus grand que Dieu. Lorsque Tu fus déçu par Adam et Ève, Tu les
chassas du paradis. Lorsque la génération de Noé Te déplut, Tu fis venir le
Déluge. Lorsque Sodome ne trouva plus grâce à Tes yeux, Tu fis pleuvoir du ciel
le feu et le soufre. Mais ces hommes-ci que Tu as trompés, que Tu as laissés
torturer, égorger, gazer, calciner, que font-ils ? Ils prient devant Toi !
Ils louent Ton nom ! »
    — Toute la création témoigne de la Grandeur de Dieu !
    Autrefois, le jour du Nouvel An dominait ma vie. Je savais
que mes péchés attristaient l’Éternel, j’implorais Son pardon. Autrefois, je
croyais profondément que d’un seul de mes gestes, que d’une seule de mes
prières dépendait le salut du monde.
    Aujourd’hui, je n’implorais plus. Je n’étais plus capable de
gémir. Je me sentais, au contraire, très fort. J’étais l’accusateur. Et l’accusé :
Dieu. Mes yeux s’étaient ouverts et j’étais seul, terriblement seul dans le
monde, sans Dieu, sans hommes. Sans amour ni pitié. Je n’étais plus rien que
cendres, mais je me sentais plus fort que ce Tout-Puissant auquel on avait lié
ma vie si longtemps. Au milieu de cette assemblée de prière, j’étais comme un
observateur étranger.
    L’office s’acheva par le Kaddich. Chacun disait Kaddich sur
ses parents, sur ses enfants, sur ses frères et sur soi-même.
    Un long moment nous restâmes sur la place d’appel. Personne
n’osait s’arracher à ce mirage. Puis l’heure du coucher arriva, et les détenus
regagnèrent à petits pas leurs blocks. J’entendis qu’on se souhaitait une bonne
année !
    Je partis en courant à la recherche de mon père. Et j’avais
peur en même temps de devoir lui souhaiter une heureuse année à laquelle je ne
croyais plus.
    Il était debout près du block, appuyé contre le mur, courbé,
les épaules affaissées comme sous une lourde charge. Je m’en approchai, lui
pris une main et la baisai. Une larme y tomba. De qui, cette larme ? La
mienne ? La sienne ? Je ne dis rien. Lui non plus. Nous ne nous
étions jamais compris aussi clairement.
    Le son de la cloche nous rejeta dans la réalité. Il fallait
aller se coucher. Nous revenions de très loin. Je levai mes yeux pour voir le
visage de mon père, courbé au-dessus de moi, pour essayer de surprendre un
sourire, ou quelque

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