La Papesse Jeanne
s’échappaient à demi d’une plaie béante.
Au moment où Gerold s’avançait vers lui, une petite silhouette se dressa,
furtive, visiblement en alerte. C’était un chien, affamé et galeux, venu
festoyer au généreux banquet de cette sombre nuit. Gerold agita les bras, et le
cabot détala, l’œil luisant de haine. Il s’agenouilla auprès de son cheval, lui
caressa l’encolure, lui murmura des paroles. Le souffle de l’animal s’apaisa,
mais une immense douleur dansait dans ses grands yeux noirs. Gerold tira son
coutelas de sa gaine et lui trancha la gorge. Puis il resta là, à le bercer,
jusqu’à ce que ses pattes eussent complètement cessé de bouger.
Soudain,
plusieurs voix étouffées s’élevèrent dans son dos.
— Regardez !
Ce heaume doit bien valoir un sou !
— Laisse-le
donc, dit une autre voix, plus basse et plus autoritaire. Ne vois-tu point qu’il
est fendu sur tout l’arrière du crâne ? Il ne vaut plus rien. Suivez-moi,
vous autres, si vous comptez faire meilleure cueillette !
Des pillards...
Les morts étaient des proies autrement plus faciles que les vivants. Ils ne
tardaient jamais à être délestés de leurs vêtements, cottes, armes et bijoux.
Une voix s’éleva
de nouveau, toute proche.
— Hé !
Celui-là est vivant !
On entendit un
choc, suivi d’un cri bref, qui cessa d’un seul coup.
— Si vous en
trouvez d’autres, dit une voix, faites-lui subir le même sort. Il ne faudrait
pas qu’un témoin s’avise de nous faire mettre la corde au cou !
Gerold se releva
en titubant. S’il ne s’en allait pas, ils le trouveraient dans un instant.
Prenant grand soin de rester toujours à l’abri des ombres, il se faufila sans
bruit jusqu’à la lisière du bois le plus proche.
18
La vie à Fulda ne
fut guère troublée par la querelle des trois fils de Louis le Pieux. Tel un
pavé dans la mare, la bataille de Fontenoy souleva une vague puissante autour
des centres de pouvoir, mais dans les lointaines marches orientales de l’empire,
son effet se borna à un imperceptible frémissement. Certes, les plus grands
seigneurs terriens de la contrée avaient rejoint l’armée du roi Louis, car la
loi exigeait de tout homme libre possédant plus de quatre manses qu’il se
soumît au service militaire. Mais la victoire de Louis fut prompte et décisive :
à l’exception de deux d’entre eux, tous ces seigneurs rentrèrent donc sains et
saufs.
Les journées de l’abbaye
s’écoulaient sur le même rythme qu’auparavant, prises dans la trame immuable de
la vie monacale. Grâce à une succession de généreuses récoltes, la région
connut une période d’opulence sans précédent. Les greniers de l’abbaye étaient
pleins à craquer. Les maigres cochons d’Austrasie étaient si bien nourris qu’ils
commencèrent à prendre de l’embonpoint.
Puis soudain, ce
fut le désastre. Plusieurs semaines de pluie continuelle ruinèrent les
semailles du printemps. Dans la terre gorgée d’eau, les graines ne tardèrent
pas à pourrir. Plus grave encore, l’humidité s’insinua dans les greniers et
détruisit tout le grain qui y était entreposé.
La famine de l’hiver
suivant fut, de mémoire d’homme, la pire jamais connue. À la grande horreur de
l’Église, certains misérables eurent recours au cannibalisme. Les routes
devinrent dangereuses pour les voyageurs, traqués non seulement pour leurs
biens, mais aussi pour la viande de leurs corps. À Lorsch, après une pendaison
en place publique, la foule affamée envahit le gibet pour se disputer les
cadavres encore chauds des condamnés.
Affaibli par la
disette, le peuple devint une proie facile pour les maladies. Des milliers d’hommes
moururent de la peste. Les symptômes ne variaient point : maux de tête,
désorientation, frissons, puis forte fièvre et toux violente. On n’y pouvait
rien, sinon dépouiller les malades de leurs vêtements et les couvrir de linges
humides dans l’espoir de faire descendre leur température. Ceux qui survivaient
à la fièvre avaient une petite chance de recouvrer la santé. Mais ils étaient
rares.
L’enceinte sacrée
de l’abbaye ne constitua pas longtemps une protection contre la pestilence. La
première victime de l’épidémie fut Frère Samuel, l’hospitalier, que sa fonction
exposait fréquemment au contact du monde extérieur. Il passa de vie à trépas en
deux jours. L’abbé Raban attribua ce malheur à sa prolixité et à son goût
immodéré
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