La Papesse Jeanne
l’échéance ?
— Quid me
advocasti ? psalmodia-t-elle, en prenant soin
de respecter la cadence solennelle de la liturgie. Que me demandes-tu ?
— Ut mihi
unctionem tradas, répondit le mourant. Donne-moi l’onction.
Ayant trempé son
pouce dans un mélange de cendres et d’eau, Jeanne traça un signe de croix sur
la poitrine du vieux moine, puis la recouvrit d’un fragment de toile, symbole
de pénitence.
Benjamin fut
saisi d’une nouvelle quinte de toux. Quand elle s’acheva, Jeanne remarqua qu’il
avait du sang dans la bouche. Effrayée, elle se hâta de réciter les sept
psaumes pénitentiels et d’effectuer l’onction rituelle des yeux, des oreilles,
du nez, de la bouche, des mains et des pieds. Le rite lui parut prendre un
temps infini. Benjamin gisait maintenant les yeux clos, complètement inerte.
Était-il conscient ? Jeanne n’aurait su le dire.
Le moment était
venu d’administrer le viatique. Jeanne éleva la sainte hostie, mais Benjamin ne
réagit pas. Il est trop tard. C’est ma faute.
Elle déposa l’hostie
sur les lèvres de Benjamin. Le vieux moine ouvrit les yeux et la prit dans sa
bouche. Jeanne le bénit d’un geste. D’une voix frémissante, elle entama la
prière sacramentelle.
— Corpus
et Sanguis Domini nostri Jesu Christi in vitam aeternam te perducant...
Benjamin mourut à
l’aube, à l’heure où les doux cantiques de laudes caressaient l’air matinal.
Jeanne en fut profondément affligée. Depuis le jour où, douze ans plus tôt, le
vieux moine l’avait prise sous son aile, il était devenu à la fois son ami et
son mentor. Et même après que ses nouvelles fonctions de prêtre l’eurent
éloignée de l’infirmerie, Benjamin avait continué de l’aider, de l’encourager,
de la soutenir. Il avait été un père pour elle.
Incapable de
trouver consolation dans la prière, Jeanne se jeta à corps perdu dans son
travail. L’église abbatiale s’emplissait chaque jour pour la messe. Le spectre
de la mort faisait affluer les fidèles en nombre extraordinaire.
Un jour, tandis
qu’elle tendait le calice à un vieil homme, elle remarqua ses yeux luisants et
la rougeur fiévreuse de ses joues. Quand il eut bu une gorgée de vin consacré,
il s’écarta pour laisser place à la communiante suivante, une jeune mère, qui
portait une petite fille dans les bras. La femme souleva son enfant pour lui
permettre de recevoir la communion. La bouche minuscule de la fillette s’ouvrit
pour boire au calice, exactement comme l’avait fait le vieillard un instant
plus tôt.
Tout à coup,
Jeanne écarta le calice. Rompant un morceau du pain consacré, elle le trempa
dans le vin et le présenta à l’enfant. Déconcertée, la fillette regarda sa
mère, qui lui fit un signe d’encouragement. C’était une entorse à la coutume,
mais le prêtre devait savoir ce qu’il faisait. Enhardie, Jeanne continua de
procéder de la sorte, trempant le pain dans le vin, jusqu’à la fin de la file
des communiants.
Le prieur la
convoqua immédiatement après la messe. Jeanne ne pouvait que se réjouir de ne
pas devoir se justifier face à l’abbé Raban. Joseph n’était pas homme à s’accrocher
à tout prix à une tradition si on lui fournissait une bonne raison d’en
changer.
— Aujourd’hui,
dit le prieur, tu as procédé à une altération importante dans la liturgie.
— Oui, mon
père.
— Pourquoi ?
Il n’y avait
point d’indignation dans cette question, mais plutôt une certaine curiosité.
Jeanne s’expliqua.
— Un vieil
homme malade et une fillette en bonne santé... répéta le prieur, méditatif,
quand elle eut terminé. Je dois reconnaître que l’association n’est pas des
plus heureuses.
— Il n’y a
pas que cela, dit Jeanne. Je crois aussi qu’il aurait pu lui transmettre sa
maladie.
— Comment le
saurions-nous ? demanda Joseph, confondu. Les esprits nocifs sont partout.
— Peut-être
ne sont-ce pas les esprits nocifs qui causent cette maladie – pas
exclusivement, en tout cas. Il se peut qu’elle soit aussi transmise par le
contact physique avec les personnes atteintes ou les objets qu’elles touchent.
L’idée était
assez neuve, mais pas entièrement radicale. On savait déjà que certaines
maladies étaient contagieuses. Après tout, c’était bien pour cette raison que
les lépreux étaient mis au ban. Nul n’aurait songé à contester par ailleurs le
fait que la maladie frappait souvent des
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