La Papesse Jeanne
douzaines
de cierges brûlaient au pied du grand lit où reposait le souverain pontife. Une
file de moines en robe noire, agenouillés juste derrière, ânonnaient des
prières à l’unisson.
Ennodius,
archiatre de Rome, leva sa lancette de fer et l’appuya sur l’avant-bras gauche
de Serge pour entailler la veine principale. Le sang se mit à couler
abondamment de la coupure et fut recueilli dans un bol d’argent que tenait l’apprenti
d’Ennodius. L’archiatre secoua la tête en examinant le liquide. Il était sombre
et épais. Les humeurs peccantes qui étaient à l’origine de la maladie du pape
refusaient de se laisser déloger. Ennodius maintint la blessure ouverte et
laissa le sang couler plus longtemps qu’à l’accoutumée. Il ne pourrait plus
répéter l’opération avant plusieurs jours, car la lune allait entrer en
Gémeaux, signe absolument impropre aux saignées.
— Comment
va-t-il ? s’enquit Florus, un autre médecin.
— Il est au
plus mal, répondit l’archiatre.
— Sortons,
murmura Florus. Je dois vous parler.
Ennodius étancha
le sang par compression des lèvres de la plaie, puis laissa à son apprenti le
soin de la panser avec des feuilles enduites de graisse. Après s’être essuyé
les mains, il suivit Florus dans le couloir.
— Ils vont
faire venir quelqu’un d’autre, lui glissa celui-ci dès qu’ils furent seuls. Un
guérisseur de la Schola Anglorum.
— Non !
s’écria Ennodius, effaré.
À Rome, en
théorie, la pratique thérapeutique était réservée aux membres de la société de
médecine, même si un petit bataillon de guérisseurs clandestins exerçait ses
médiocres talents au sein de la populace. Ceux-là étaient tolérés dans la
mesure où ils se contentaient de soigner les pauvres. Mais que l’un d’eux fût
officiellement reconnu par le palais pontifical, voilà qui représentait une
indéniable menace.
— Cet homme
s’appelle Jean Anglicus, enchaîna Florus. Selon la rumeur, il détient des
pouvoirs extraordinaires. On dit qu’il est capable de diagnostiquer une maladie
par le simple examen des urines du patient.
— Un
charlatan, lâcha Ennodius avec un reniflement de mépris.
— À l’évidence !
Mais méfions-nous, certains imposteurs sont extrêmement talentueux. Si ce Jean
Anglicus se révélait capable de démontrer ne fût-ce qu’un semblant de savoir,
cela pourrait nous être dommageable.
Florus avait
raison. Dans une profession où les résultats étaient souvent décevants et
toujours imprévisibles, la réputation était tout. Si d’aventure cet étranger
réussissait là où ils avaient échoué...
Ennodius
réfléchit un instant.
— Il examine
les urines, dis-tu ? Fort bien. Nous allons lui en fournir un échantillon.
— Comment !
Vous voulez aider cet intrus ?
L’archiatre
sourit.
— J’ai dit
que je lui fournirais un échantillon d’urine, Florus. Je n’ai pas dit que ce
serait celle du pape Serge.
Encadrée d’une
escorte de gardes pontificaux, Jeanne se dirigeait à grands pas vers le Latran,
immense palais abritant à la fois la résidence papale et les multiples
dépendances administratives qui formaient le siège du gouvernement de Rome.
Après être passée devant la grande basilique de Constantin, avec son splendide
alignement de fenêtres à voûtes, elle suivit les gardes dans le palais. Une
fois à l’intérieur, le groupe gravit la brève volée de marches qui menait au triclinium major, grande salle du palais, dont la construction avait été
ordonnée par le pape Léon, de sainte mémoire.
La salle, dallée
de marbre, était décorée d’une myriade de mosaïques dont l’élégance minutieuse
laissa Jeanne pantoise. Jamais de sa vie elle n’avait vu de couleurs aussi
chatoyantes, ni de figures aussi criantes de vérité. Personne en pays franc
– pas même l’empereur – n’avait le pouvoir de commander une œuvre
aussi magnifique.
Au centre du
triclinium, se tenait un groupe d’hommes. L’un d’eux vint à elle pour l’accueillir.
Il avait le teint sombre, des yeux étroits et boursouflés, l’air chafouin.
— Tu es le
père Jean Anglicus ? interrogea-t-il.
— C’est moi,
en effet.
— Je suis
Benoît, missus papal et frère du pape Serge. Je t’ai fait venir pour soigner Sa
Sainteté.
— Je ferai
de mon mieux.
Benoît baissa le
ton à la manière d’un conspirateur.
— Prends
garde, il te faudra tenir compte de ceux qui ne
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