La Papesse Jeanne
thermes
avaient été dépouillés de leur or et livrés aux éléments. Le lierre grimpait
sur les colonnades. Le jasmin et l’acanthe jaillissaient des crevasses de leurs
murs. Cochons, chèvres et bœufs à longues cornes paissaient sous les portiques
à l’abandon. Des statues impériales gisaient renversées sur le sol. Les
sarcophages vides servaient à présent de citernes ou de mangeoires à bétail.
Rome était le
théâtre de contradictions irréconciliables : cette merveille du monde
était aussi un bourbier répugnant ; les plus splendides œuvres d’art de ce
lieu de pèlerinage chrétien célébraient des divinités païennes ; quant au
peuple de ce centre du savoir, il végétait dans l’ignorance et la superstition.
En dépit de ces
contradictions, ou peut-être à cause d’elles, Jeanne aimait Rome. Le tumulte
incessant de ses venelles la mettait en émoi. Les confins du monde s’y
rencontraient : Romains, Lombards, Germains, Byzantins et autres Musulmans
déployaient là un formidable éventail de coutumes et de langues. Le passé et le
présent, l’impie et le chrétien s’y entrecroisaient en un somptueux canevas. Le
meilleur et le pire étaient rassemblés au sein de ces murs ancestraux. À Rome,
Jeanne avait l’impression d’avoir enfin trouvé le monde d’aventures dont elle
avait rêvé toute sa vie.
Elle passait le
plus clair de son temps dans le Borgo, où se concentraient les diverses scholae – sociétés – d’étrangers. À son arrivée, un peu plus d’un
an auparavant, elle s’était tout naturellement dirigée vers la Schola
Francorum. Mais on ne l’y avait pas admise, l’endroit étant déjà envahi de pèlerins
et d’immigrants francs. Elle s’était donc rabattue sur la Schola Anglorum, où
les origines de son père et son propre nom – Jean Anglicus – lui
avaient valu d’être accueillie à bras ouverts.
L’étendue de son
savoir lui permit d’accéder promptement à la notoriété. Très vite, des
théologiens vinrent de tout Rome pour engager avec elle un débat d’idées. Ils s’en
retournaient époustouflés par sa science et son sens de la repartie. Quelle n’aurait
pas été leur réaction s’ils avaient su qu’ils avaient été surpassés par une
femme ?
Chaque jour, elle
assistait à une messe dans une petite église sise à proximité de la schola.
Après le déjeuner et la sieste (car la coutume à Rome voulait que l’on dormît
pendant les heures les plus étouffantes de l’après-midi), elle se rendait à l’infirmerie,
où elle passait le reste de la journée à soigner les malades. Sa science la
servit immensément, car la pratique de la médecine n’était nulle part plus
avancée qu’en pays franc. Les Romains savaient fort peu de chose des propriétés
curatives des plantes, et ignoraient tout de l’examen des urines à des fins de
diagnostic et de traitement. Grâce à ses succès répétés, Jeanne fut de plus en
plus sollicitée.
Cette vie active
lui convenait parfaitement. Elle offrait tous les avantages de l’existence
monacale, sans aucun de ses inconvénients. Jeanne pouvait à présent donner la
pleine mesure de son intelligence sans retenue ni censure. Elle avait accès à
la bibliothèque de la schola, excellente collection de plus de cinquante
volumes, et personne ne la harcelait pour savoir si elle lisait Cicéron ou
Suétone plutôt qu’Augustin. Elle était libre d’aller et venir à sa guise, de
penser ce qu’elle voulait et d’exprimer le fruit de ses pensées sans redouter
la morsure du fouet. Le temps s’enfuyait à grandes enjambées, ponctué par l’accomplissement
des tâches de chaque jour.
Cette situation
aurait pu se prolonger indéfiniment si le pape Serge, récemment élu, n’était
soudain tombé malade.
Depuis
Septuagésime, premier des trois dimanches avant le Carême, le souverain pontife
se plaignait de symptômes vagues, mais néanmoins inquiétants : digestion
troublée, insomnie, lourdeur et gonflement des membres. Peu avant Pâques, il
fut saisi de douleurs violentes, presque insoutenables. Nuit après nuit, ses
hurlements réveillaient le palais entier.
La société de
médecine manda douze de ses membres à son chevet. Ils essayèrent sur lui une
grande diversité de remèdes : on fit toucher au Saint Père un fragment du
précieux crâne de saint Polycarpe ; on massa ses membres douloureux avec l’huile
d’une lampe qui avait auparavant brûlé
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