La Papesse Jeanne

habituel. Après tout, songea le pape Serge, je n’étais
pas plus vieux lorsque j’ai été arraché à la maison paternelle.
    — Fais venir
Benoît, ordonna le pontife. Je souhaite lui parler.
    Célestin hocha la
tête et tourna les talons en réprimant un bâillement. Serge n’était pas censé
rompre son jeûne avant la célébration de la messe, car les mains vouées à
porter la sainte Eucharistie devaient être pures de toute souillure. En
pratique, cependant, cette règle était souvent bafouée, compte tenu du
prodigieux appétit du Saint Père.
    Ce matin-là,
pourtant, l’odeur du jambon grillé qu’on lui apportait souleva le cœur de
Serge. Il repoussa le plateau.
    — Hors de ma
vue !
    Un notaire entra.
    — Sa Grâce l’archiprêtre
vous attend dans le triclinium, annonça-t-il avec révérence.
    — Qu’il
attende ! répondit Serge. Je veux d’abord parler à mon frère.
    Le bon sens de
Benoît, depuis le début de la crise actuelle, s’était révélé plus que précieux.
C’était lui, surtout, qui avait eu l’idée de puiser dans le trésor papal afin d’acheter
les bonnes grâces de Lothaire. Cinquante mille sous d’or devaient normalement
suffire à panser un orgueil blessé, fut-il impérial.
    Célestin revint,
accompagné non de Benoît mais d’Arighis, le vice-dominus.
    — Où est mon
frère ?
    — Parti,
Votre Sainteté.
    — Parti !
    — Ivo, le
portier, l’a vu quitter la ville à cheval juste avant l’aube, escorté d’une
douzaine d’hommes. Nous pensions que vous étiez prévenu.
    Serge sentit la
bile affluer au fond de sa gorge.
    — Et... l’or ?
    — Benoît l’a
collecté la nuit dernière. Il y avait onze coffres en tout. Il les a emportés
avec lui.
    — Non !
    Mais Serge avait
beau nier l’évidence, elle lui sautait aux yeux. Benoît l’avait trahi. Un
profond sentiment d’impuissance l’envahit. Lothaire approchait des portes de la
ville, et il n’y avait rien, strictement rien qu’il pût faire pour l’arrêter.
    Une vague de
nausée lui souleva l’estomac. Il se pencha au bord du lit et vomit sur les
dalles. Ensuite, il tenta de se lever, mais n’y parvint pas. Une douleur
paralysante lui transperçait les jambes. Enfouissant le visage au creux d’un
oreiller, Serge se mit à pleurer sans retenue, comme un enfant.
    Arighis se tourna
vers Célestin.
    — Reste
auprès de lui. Je descends au cachot.
     
    Jeanne examina le
bol de nourriture posé devant elle. Il y flottait un petit croûton de pain
rassis et quelques morceaux de viande grisâtres, puants et grouillants de vers.
Elle n’avait rien avalé depuis plusieurs jours, car les gardes, à dessein ou
par simple négligence, ne la nourrissaient pas quotidiennement. Elle garda
longtemps les yeux fixés sur son abjecte pitance, tenaillée entre la faim et la
raison. Au bout du compte, elle repoussa le bol. Prenant le croûton de pain,
elle en mastiqua une petite bouchée le plus lentement possible.
    Depuis combien de
temps son calvaire durait-il ? Deux semaines ? Trois ? Elle
avait fini par perdre la notion du temps. L’obscurité perpétuelle la
désorientait. Bien qu’elle eût pris soin d’utiliser son bout de chandelle avec
une infinie parcimonie, ne l’allumant que pour manger ou préparer quelque
médication, il se réduisait à présent à un minuscule cylindre de cire, capable
tout au plus de lui donner encore une heure ou deux de précieuse lumière.
    La solitude était
encore plus pénible à supporter que les ténèbres. Le profond silence avait
quelque chose de déroutant. Pour rester lucide, Jeanne s’était imposé une série
de tâches mentales  – réciter de mémoire l’intégralité de la règle de
saint Benoît, les cent cinquante psaumes, ou les Actes des Apôtres. Mais ces
prouesses mnémoniques ne tardèrent pas à devenir trop routinières pour
maintenir son esprit en état d’alerte.
    Elle se rappela
la façon dont le grand théologien Boèce, emprisonné lui aussi, avait trouvé
force et consolation dans la méditation. Des heures durant, elle resta
agenouillée sur la pierre froide du cachot et s’efforça de prier. Mais à son
grand dépit, elle ne sentait rien d’autre qu’un grand vide dans son cœur. La
graine du doute, semée dès l’enfance par sa mère saxonne, était profondément
enracinée dans son âme. Elle tenta de l’en arracher, de s’élever vers la
lumière consolatrice de la grâce, mais en vain. Dieu