La Papesse Jeanne
l’épreuve de votre foi. Il vous incombe de guider le peuple
de Rome par la seule force de votre exemple.
— Mon corps
et mon cœur sont malades, gémit le pontife. Laisse-moi mourir.
— Si vous
mourez, la volonté du peuple mourra avec vous. Vous devez être fort, pour le
salut de Rome.
— Quelle
différence ? soupira Serge, désespéré. Nous ne pouvons l’emporter contre
les armées de Lothaire. Il faudrait un miracle !
— S’il le
faut, répliqua Jeanne avec une farouche résolution, nous en accomplirons un.
En ce lundi de
Pentecôte, date prévue pour l’arrivée de Lothaire, la place de la basilique
Saint-Pierre s’emplit peu à peu des représentants des diverses scholae de la
ville, dans leur tenue d’apparat. Lothaire n’ayant pas officiellement déclaré
la guerre, il avait été décidé de lui réserver une réception digne de son rang
d’empereur. Un déploiement inattendu d’hospitalité avait quelque chance de le
décontenancer assez longtemps pour que fût mise en branle la seconde partie du
plan de Jeanne.
Au milieu de la
matinée, chacun était prêt. Serge donna le signal du départ, et le groupe de
tête, celui des judices [9] s’ébranla dans un flot de bannières jaunes. Juste derrière chevauchaient
les défenseurs et les diacres ; puis, à pied, les membres des diverses
sociétés d’étrangers – Frisons, Francs, Saxons, Lombards et Grecs. En s’encourageant
les uns les autres, ils empruntèrent la Via Triumphalis, antique route bordée
de nombreux temples païens en ruine.
Dieu veuille
qu’ils ne marchent pas vers leur mort, se dit
Jeanne, et elle se tourna vers le pape Serge. Son état s’était nettement
amélioré en quelques jours, mais il était loin d’avoir recouvré la santé.
Serait-il assez fort pour endurer la difficile épreuve qui l’attendait en ce
jour ? Jeanne glissa quelques mots à un chambellan. Celui-ci approcha un
fauteuil, sur lequel le pontife se laissa tomber avec reconnaissance. Jeanne
lui donna ensuite à boire, pour le fortifier, une timbale d’eau citronnée au
miel.
Cinquante des
plus puissants patriciens de Rome étaient à présent rassemblés sur l’ample
parvis qui s’étendait aux portes de la basilique : on comptait là tous les
principaux dignitaires de l’administration du Latran, un groupe trié sur le
volet de cardinaux, les ducs et les princes de la cité, ainsi que leur suite. L’archiprêtre
Eustathe leur fit dire une courte prière, après quoi ils se replièrent dans le
silence. Il ne restait plus qu’à attendre.
Le visage grave,
chacun gardait les yeux fixés sur le point où la route se dérobait aux regards,
par-delà les haies verdoyantes qui quadrillaient la plaine.
Le temps s’égrenait
avec une insupportable lenteur. Le soleil s’élevait imperceptiblement dans le
ciel limpide. La brise matinale faiblit, puis mourut tout à fait, laissant les
bannières s’enrouler mollement le long des hampes. Des essaims de mouches se
mirent à bourdonner au-dessus des têtes.
Plus de deux
heures avaient passé depuis le départ de la procession. Ses membres auraient dû
être de retour depuis bien longtemps.
Enfin, un son à
peine perceptible monta dans le lointain. Chacun tendit l’oreille. Le son se
renouvela et grossit au point de devenir identifiable sans risque d’erreur :
c’était un chœur de voix, unies dans le même chant.
— Deo
gratias ! soupira Eustathe en apercevant les
bannières des judices à l’horizon, telle une flotte de voiles jaunes.
Peu après, les
premiers cavaliers apparurent, suivis des membres des diverses scholae.
Derrière, on devina bientôt une multitude de casques, qui serpentait aussi loin
que portaient les regards : c’était l’armée de Lothaire. Jeanne retint son
souffle : jamais encore elle n’avait vu un tel rassemblement d’hommes en
armes.
Serge se leva,
appuyé sur sa crosse. L’avant-garde de la procession parvint devant la
basilique et s’ouvrit en deux afin de livrer passage à l’empereur.
Lothaire, à
cheval, passa entre les rangs. À le voir, Jeanne n’eut aucune peine à croire à
la véracité des nombreux récits de cruauté barbare qui l’avaient précédé. Son
corps râblé était surmonté d’un cou épais et d’une tête massive, au faciès
large et plat. Ses petits yeux à fleur d’orbite rayonnaient d’intelligence
malveillante.
Les deux
formations se faisaient face à présent, l’une noire et souillée par
Weitere Kostenlose Bücher