La Papesse Jeanne
boueuse.
Jeanne leva plus
haut sa chandelle pour agrandir le cercle de lumière. Dans un coin du cachot, elle
devina une forme pâle. Une forme humaine, aussi impalpable qu’un spectre.
Je ne suis pas
seule. Une bouffée de soulagement l’envahit,
aussitôt suivie d’une grande agitation. Ce lieu était un lieu de châtiment. Et
si cet homme était un dément, un assassin, voire les deux à la fois ?
— Dominas
tecum, lâcha-t-elle. Dieu soit avec toi.
L’homme ne
répondit pas. Jeanne réitéra son salut en langue vulgaire, puis ajouta :
— Je suis
Jean Anglicus, prêtre et médecin. Puis-je faire quelque chose pour toi, mon fils ?
L’homme était
assis, adossé au mur et jambes écartées. Elle approcha. Soudain, la lueur de sa
chandelle effleura la tête de l’inconnu – une tête sans visage, car c’était
une tête de mort, un crâne encore couvert par endroits de lambeaux de chair et
de cheveux.
Avec un cri d’effroi,
Jeanne se rua vers la porte et se mit à marteler le lourd panneau de chêne.
— Laissez-moi
sortir ! hurla-t-elle.
Elle frappa et
frappa encore, jusqu’à ce que ses poignets fussent en sang. Personne ne
répondit. Personne ne viendrait. On allait la laisser mourir dans les ténèbres.
Elle croisa les
bras sur sa poitrine et s’efforça de cesser de trembler. Peu à peu, les vagues
de terreur et de désespoir s’atténuèrent, et un sentiment nouveau se fit jour
en son cœur – une détermination aveugle, un entêtement à vivre, à
combattre l’injustice qui l’avait menée là. Son esprit paralysé par la peur
retrouva enfin sa capacité à raisonner. Il ne faut pas désespérer, se
dit-elle. Serge ne me maintiendra pas enfermée éternellement. Il sera
d’abord furieux d’entendre le récit de Benoît, mais d’ici quelques jours, il
s’apaisera et m’enverra quérir. Je dois simplement tenir.
Elle décida d’explorer
son cachot. En en faisant le tour, elle découvrit trois autres cadavres, mais
elle n’eut pas peur, car elle s’y était préparée. D’ailleurs, ils n’étaient pas
aussi effrayants que le premier, leurs ossements ayant été depuis longtemps
nettoyés de toute chair. Son exploration lui permit en outre de faire une
découverte importante : le sol, d’un côté du cachot, était surélevé. À cet
endroit, l’eau boueuse s’arrêtait à plusieurs pieds du mur, laissant au sec une
bande de pierre relativement large. Contre la base du mur, une vieille cape de
laine gisait en boule, toute déchirée, mais capable néanmoins de fournir une
protection efficace contre le froid pénétrant de cette chambre souterraine.
Dans un autre coin de la pièce, elle découvrit un grabat de bois, à natte de
paille, qui flottait sur l’eau. Le matelas, épais et de bonne facture, était si
bien tissé que sa face supérieure n’était pas mouillée. Jeanne tira le tout
jusqu’à la partie sèche du cachot et s’assit dessus après avoir posé sa
chandelle à côté. Elle ouvrit sa besace, y prit une pincée d’ellébore, et
répandit autour d’elle la poudre vénéneuse, en arc de cercle, pour repousser
les rats et la vermine. Puis elle prit un paquet d’écorce de chêne et un autre
de sauge séchée. Elle broya le tout et le fit infuser dans une petite fiole de
vin mélangé de miel. Ensuite, elle but une longue gorgée afin de se fortifier
contre les humeurs délétères de ce lieu malsain. Ayant fait cela, elle se
recroquevilla sur la natte, souffla sa chandelle et tira sur ses membres la
cape trouée.
Elle resta
immobile dans l’obscurité. Elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir. Il
ne lui restait plus qu’à se reposer, en songeant à préserver ses forces pour le
moment où Serge l’enverrait chercher.
21
C’était le jour
de l’Ascension, et la messe devait être dite en l’église Saint-Prassède. Le
soleil venait à peine de se lever, mais les fidèles se rassemblaient déjà,
envahissant la rue sur laquelle donnait le palais du Latran dans un concert de
sons, de mouvements et de couleurs.
Les lourdes
portes de bronze du palais s’ouvrirent enfin. Les premiers à paraître, allant
humblement à pied, furent les acolytes et autres clercs des ordres mineurs. Ils
furent suivis de près par une formation de gardes à cheval, qui promenaient à
tout moment leurs regards acérés sur la foule afin de repérer d’éventuels
fauteurs de troubles. Derrière eux venaient les diacres et notaires des sept
régions
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