La Papesse Jeanne
vieil homme ? Un édenté ? Serait-il
scrofuleux ?
— Rien de
tout cela, fit Jeanne, souriant malgré elle. D’après ce qu’on m’a dit, il est
jeune et avenant.
— Alors,
pourquoi...
— Je n’ai
pas le temps de t’expliquer, Dhuoda. Je suis venue te demander une faveur.
Es-tu capable de garder un secret ?
— Bien sûr !
s’exclama la fillette.
Jeanne tira de sa
besace un rouleau de parchemin.
— Cette
missive s’adresse à mon frère Jean. Cours la lui remettre à l’école. J’aurais
voulu m’y rendre moi-même, mais le tailleur m’attend sur la terrasse pour
confectionner ma robe nuptiale. Veux-tu bien faire cela pour moi ?
Dhuoda considéra
le rouleau d’un air hésitant. Comme sa mère, elle ne savait ni lire ni écrire.
— Qu’est-ce
que cela dit ?
— Je ne puis
te l’expliquer maintenant, Dhuoda. Sache seulement que c’est très important.
— Un secret !
— L’école n’est
qu’à deux milles d’ici. En te dépêchant, tu feras le trajet en une heure.
La fillette lui
prit le parchemin des mains.
— Je serai
rentrée bien avant !
Dhuoda traversa
la cour principale d’un pas nerveux, en serpentant de-ci de-là pour esquiver
les servantes et autres valets qui la traversaient toujours en tous sens à
cette heure de la journée. Il lui semblait être en train de vivre une grande
aventure. Serrant entre ses doigts la surface lisse du rouleau de parchemin,
elle regretta de ne pouvoir lire son contenu. La science de Jeanne l’emplissait
d’admiration.
Sa mystérieuse
mission brisait pour une fois l’écrasante monotonie de la routine de Villaris.
En outre, elle était fort heureuse d’aider Jeanne, qui s’était toujours montrée
bonne envers elle.
Elle avait presque
atteint le rempart quand quelqu’un la héla.
— Dhuoda !
L’intéressée
reconnut aussitôt la voix de sa mère. Elle fit comme si elle n’avait rien
entendu et poursuivit sa marche. Mais quand elle voulut franchir la grande
porte, le guetteur lui posa une main sur l’épaule pour la faire attendre.
Dhuoda se retourna et fit face à Richild.
— Dhuoda !
Où cours-tu donc ?
— Nulle
part, répondit la fillette, tentant de cacher le parchemin dans son dos.
Richild surprit
son mouvement. Elle fronça les sourcils.
— Qu’est-ce
que tu tiens là ?
— Rien.
— Donne-le-moi,
fit sa mère, tendant une main impérieuse.
Dhuoda hésita. En
obéissant, elle trahirait Jeanne. D’un autre côté, si elle refusait...
Sa mère fixait
sur elle un regard noir de colère. Dhuoda comprit qu’elle n’avait pas le choix.
Pour sa dernière
nuit de célibataire, Richild avait tenu à ce que Jeanne dormît dans la petite
pièce attenante à sa propre chambre – privilège d’ordinaire réservé aux
enfants malades ou à sa suivante favorite. Bien que Richild eût présenté cette
mesure comme une faveur spéciale, Jeanne avait la certitude qu’elle ne
cherchait qu’à la surveiller de près. Peu lui importait. Dès que la comtesse
serait endormie, elle s’enfuirait de sa nouvelle chambre sans difficulté.
Ermentrude, une
jeune servante, entra dans la petite pièce avec un grand bol de bois empli de
vin épicé.
— De la part
de dame Richild. En votre honneur, demoiselle.
— Je n’en
veux pas, répondit Jeanne, répugnant à accepter la moindre faveur de son
ennemie.
— Mais...
dame Richild m’a ordonné de rester jusqu’à ce que vous ayez tout bu, car je
dois reprendre le bol ensuite.
Servante novice,
Ermentrude n’avait que douze ans. Elle cherchait à bien faire.
— Tu n’as qu’à
le boire toi-même, ou le vider par terre. Richild n’en saura rien.
Le visage d’Ermentrude
s’éclaira. L’idée ne lui était pas venue à l’esprit.
— Oui, ma
demoiselle. Merci, ma demoiselle, dit-elle, tournant les talons.
— Un instant !
Riche, épais et
miroitant sous la flamme de la torche, le vin débordait presque. Jeanne allait
avoir besoin de toutes les forces qu’elle pourrait rassembler pour survivre une
demi-lune dans la forêt. Il n’était plus temps de céder à d’absurdes bouffées d’orgueil.
Elle prit le bol et but goulûment, d’une seule traite. Le goût amer du vin lui
échauffa la gorge. S’étant essuyé les lèvres de sa manche, elle rendit le
récipient à Ermentrude, qui repartit aussitôt.
Jeanne souffla sa
chandelle et s’étendit sur le lit, les yeux ouverts. Le matelas de plumes
enveloppait son
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