La parade des ombres
son fils planté devant un des matelots, cerné par d’autres qui s’amusaient de sa colère.
— Ma mère, c’est Mary Pirate, grondait encore Junior, pas une sacrée affaire. Et elle vous bottera les fesses si vous l’oubliez !
— Pas de souci, mon gars, avait répondu la Tenaille en riant, on n’a pas l’intention de s’y frotter.
Leur hilarité à tous s’était figée en l’apercevant.
— Y a pas de mal, l’avait rassurée la Tenaille en la rejoignant. Votre gaillard a le sang chaud, madame. Tout le monde l’aime déjà. Comme le capitaine.
— Il n’y a pas de madame sur ce navire, avait répondu Mary d’une voix forte. Il y a Mary, et rien que Mary. Et ce bras sur lequel vous pouvez tous compter, avait-elle ajouté en dressant son sabre ensanglanté encore.
— Pour Mary ! avait gueulé le quartier-maître en levant le poing.
Ils avaient tous hurlé, Junior compris. Ce jour-là, elle avait été totalement acceptée, avec sa différence.
— C’est une bonne journée, avait conclu Junior avant de s’endormir. Une bonne journée.
Il y en avait eu d’autres. Quinze années durant.
Mary quitta le banc et gagna l’échoppe qu’elle cherchait. On y vendait de tout. De l’alcool de canne, du sucre, des filles. Mary y venait surtout faire provision de tabac. Elle aimait bien s’asseoir sur un cordage à la proue du navire et allumer sa pipe au moment du couchant. C’était son heure préférée. Il régnait une paix qui descendait sur le monde et enjolivait les écueils de son âme. Souvent, Junior venait la rejoindre. Elle ne le serrait plus dans ses bras comme autrefois mais leur complicité était plus grande encore. Ils demeuraient là en silence, après le dîner qu’ils partageaient tous ensemble. L’équipage du Bay Daniel constituait leur famille, une famille unie et soudée dans laquelle chacun avait sa place. Mary les aimait tous pour leurs défauts autant que pour leurs qualités. Elle les chérissait pareillement et savourait chaque jour comme un cadeau. Elle était heureuse. Plus qu’elle ne l’avait jamais été. Plus qu’à Breda. Mieux qu’à Breda. Elle était à sa place. Enfin.
— Comme d’habitude, dit-elle simplement au patron en guise de bonjour.
Elle n’avait pas l’intention de traîner. Les contractions se rapprochaient et elle s’imaginait mal expulser l’enfant au beau milieu du chemin.
— Pas envie de causer, Mary ? s’amusa celui-ci en la voyant grimacer.
— Non.
Il lui remit sa réserve de tabac et prit en retour l’argent qu’elle lui tendit.
— Si c’est Corneille qui te chagrine, lui glissa-t-il, viens me retrouver. J’ai des arguments, tu sais, ajouta-t-il en portant une main à son entrejambe.
Mary se détourna de son regard salace, le quittant sans relever, d’autant que d’autres clients patientaient. Elle se dirigea vers l’auberge où Corneille l’attendait.
Il était attablé avec deux autres capitaines de navires : Barks et Duncan. Tous deux étaient anglais, mais ici il n’y avait plus de patrie. Les guerres y étaient personnelles et on les réglait au sabre ou au pistolet. Ils étaient pris par une partie de cartes. La Tenaille formait le quatrième joueur.
— Faut que je te parle, dit-elle en se penchant à l’oreille de Corneille.
— À propos de quoi ? demanda-t-il, concentré sur son jeu.
Mary murmura :
— Du bébé.
Cela suffit à le lui faire oublier.
— Terminez sans moi.
— Mary ! s’emporta Duncan. C’est pas humain de nous le prendre, j’cillais enfin gagner.
— Affaire urgente, s’excusa-t-elle.
— Avec les femmes, c’est toujours urgent. Sauf quand il faut baiser, déclara Barks solennellement.
Le regard noir de Mary lui fit baisser le sien.
— Bien sûr, je disais pas ça pour toi, toi, c’est pas pareil, t’es pas une femme. Enfin, je veux dire, pas une vraie ou plutôt si, mais t’es pas comme les autres femmes, s’empêtra-t-il.
— Laisse tomber, lâcha-t-elle, la voix altérée par la douleur.
Corneille ne se posa pas davantage de questions. Elle était livide et dut s’appuyer contre le mur de palme pour ne pas vaciller.
— Goddamn ! jura Duncan en abattant ses cartes.
La Tenaille s’était déjà levé.
— Va chercher un médecin, ordonna Corneille, entraînant Mary vers l’escalier.
Elle y monta, drapée dans une stupide fierté, refusant que les autres pirates la voient plier. Elle n’avait pas gagné leur respect en
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