La parade des ombres
occidentales, étaient d’un bon profit en contrebande. Les pirates les revendaient aux planteurs de Rhode Island, de Boston et même de New York. La piraterie n’avait jamais été aussi florissante et le roi George d’Angleterre en était exaspéré.
Bonny passait son temps dans les tavernes, auprès d’eux, les exhortant à redevenir honnêtes et à demander le pardon du roi. S’ils refusaient, il les dénonçait à Woodes Rogers qui les traquait.
Ann le lui avait reproché. La délation ne lui plaisait pas. Ils s’étaient disputés. Ann avait cédé devant ses arguments, pas devant sa conscience. James Bonny avait perdu de son attrait en sacrifiant son honneur. Elle préférait celui des pirates. Sous prétexte d’aider à sa popularité, et pour sortir de cette maison dans laquelle elle se trouvait contrainte à son rôle insipide d’épouse, elle avait proposé de l’accompagner dans les auberges. Au début, fort de l’importance qu’il avait prise, James Bonny ne s’en était pas méfié. Jusqu’à découvrir qu’elle y passait beaucoup plus de temps qu’elle ne l’avouait, et riait fort avec les marins quand elle soupirait dans ses bras.
Il lui avait fait une scène de jalousie un midi, après qu’un matelot l’eut saluée d’un clin d’œil, sur la jetée.
— Je ne laisserai pas ma femme se comporter comme une putain ! avait-il hurlé.
— Je suis libre de faire ce qu’il me plaît, avait-elle rétorqué.
— Certainement pas, Ann, depuis que tu m’as épousé.
— Tu sais bien pourquoi je l’ai fait. Tu n’as pas le droit de t’en plaindre. Estime-toi heureux que je sois encore à tes côtés.
— Heureux ? Quand tu me ridiculises ? Ne t’avise pas de me tromper, avait-il menacé, ou je ferai pendre ton amant haut et court.
— Je n’ai pas d’amant, James Bonny, mais si tu persistes à me poursuivre de tes accusations, j’en prendrai un, sois en sûr !
Elle était sortie en lui claquant la porte au nez. Toute la journée elle avait erré dans la ville aux maisons de bois qui croulaient sous une végétation luxuriante et bigarrée, se perdant dans ses ruelles, avant de cacher sa rancœur à l’abri d’un rocher sur la plage, au bout de la jetée. Souvent, elle y venait pour se gorger du spectacle des navires. Elle n’avait qu’une envie, monter à bord et s’y engager, tempêtant contre ces superstitions stupides qui interdisaient les métiers de mer aux femmes. Elle se serait bien déguisée en homme pour tromper la vigilance, et l’aurait fait si on ne la connaissait pas autant, ou encore si James Bonny avait été marin dans l’âme et non par nécessité. Elle l’aurait fait si elle ne l’avait pas épousé. Poussant un nouveau soupir, elle envoya les galets ricocher sur les vagues qui s’en venaient mourir sagement à ses pieds.
Ann avait quitté le carcan d’une prison pour se trouver enfermée dans une autre. Plus réjouissante, certes, mais pas aussi excitante qu’elle l’espérait. Elle ne laisserait pas James Bonny l’empêcher de fréquenter les pirates, de se troubler de l’ambiance des tavernes, des odeurs de tabac, de vin et d’embruns mêlés, de leurs mains calleuses dans le giron des filles de joie. Celles de son époux, trop blanches et soignées, ne lui faisaient plus d’effet quand il les posait sur elle. Elles étaient trop sages malgré leurs caresses. Trop douces. Ann rêvait de la violence des étreintes de ces hommes rompus à l’océan.
À cause d’un seul qu’elle avait vu sortir d’une chambre, un matin, alors qu’elle allait porter des médicaments à une des filles. Ses œuvres lui offraient un bon prétexte pour approcher ces auberges malfamées, ces catins que James Bonny reniait après les avoir tant aimées à Charleston.
Ann s’était immobilisée dans le corridor de l’auberge, face à l’homme qui refermait la porte, boutonnant son gilet. Leurs regards s’étaient croisés et enflammés.
— Bonjour à toi, la Bonny, l’avait-il saluée avant d’allonger son pas.
Elle n’avait pu répondre, la gorge nouée et le cœur battant la chamade. Il savait son nom. Ce n’était pas difficile, tous la connaissaient. Elle était certaine, quant à elle, de ne jamais l’avoir rencontré. Isabella avait surgi de la chambre qu’il venait de quitter, à peine rhabillée, et s’était élancée pour le rattraper.
— Merci, John ! s’était-elle exclamée sur le palier en lui envoyant des
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