La parade des ombres
tantôt. La vue de cette fillette terrorisée l’avait ébranlée. C’était de bon augure. Il adviendrait forcément un moment où, bousculés par les événements, ses souvenirs lui reviendraient.
— Ça va, calme-toi, répondit Rackham. Je te cède encore, mais c’est la dernière fois, Ann Bonny. Je commence à me lasser de tes caprices !
Ann le vit s’éloigner à grandes enjambées, sans parvenir à se calmer. Elle se rapprocha instinctivement de Mary pour s’apaiser.
— S’il touche à cet enfant, je le tuerai, grommela-t-elle.
— Je veillerai à ce qu’il n’en soit rien, Ann, la réconforta Mary. Je serai là.
Ann leva vers elle un regard reconnaissant. Un flot de tendresse coula dans celui de Mary, qui s’approcha pour lui déposer un baiser sur le front.
— Cette fois, murmura-t-elle, je serai là.
Elle s’éclipsa à son tour, laissant Ann perplexe et désemparée.
Deux jours plus tard, la colère de Rackham retomba. À environ onze kilomètres de l’île de Harbour, il put se refaire en arraisonnant sept bateaux de pêche, dont il emporta la cargaison et le matériel pour une valeur de dix livres jamaïcaines. Le même soir, ils enlevaient un nouveau bâtiment, récupérant les biens et effets d’un armateur anglais.
A la nuit tombée, allongé auprès d’Ann qui s’était endormie après leur étreinte, un sourire léger aux lèvres, il dut reconnaître qu’elle avait eu une riche idée de récupérer ce sloop. Il s’y sentait finalement plus à l’aise que sur La Revanche et en bien plus grande intimité pour l’aimer.
Petit Jack manquait pourtant au cœur d’Ann. Rassasiée d’abordage, elle réclama sa présence et, le lendemain, Rackham fit mettre le cap sur l’île des Pins pour la contenter.
Contrairement à ce qu’il avait prétendu, les caprices de sa maîtresse n’étaient pas près de le lasser.
34
L e Sergent James mouillait devant la Tortue depuis trois semaines lorsque le Bay Daniel s’annonça au mouillage. Hans n’en finissait plus de le guetter, se demandant si Junior allait le reconnaître comme sa mère l’avait fait. Gave-Panse avait été parfait dans son accueil, ravi d’apprendre que Mary allait bien. Ils ne s’étaient pas étendus sur les détails, expliquant seulement qu’elle s’activait à régler une affaire de famille. Baletti avait payé d’avance gîte et couvert, et les matelots du Sergent James, comme les Vanderluck, s’étaient rapidement liés avec les pirates de l’île, tuant le temps le plus agréablement qui soit.
Vanderluck et Baletti accordèrent à Junior le temps d’embrasser les siens, avant de longer dès le lendemain matin la ruelle qui menait à sa maison.
Ils le trouvèrent occupé à une corvée de bois, à côté de sa cabane qu’il avait agrandie et réaménagée après son mariage et la naissance de son fils. Au dire du moins de Gave-Panse, enchanté de pouvoir le leur raconter.
La hache s’enfonçait avec puissance dans les billes que Junior fendait, révélant une musculature qui avait encore gagné en volume. Vanderluck eut le souffle coupé de la ressemblance de son filleul avec Niklaus. Au point d’avoir l’impression de revoir ce dernier tel qu’il l’avait quitté vingt ans plus tôt.
La hache demeura suspendue en l’air, avant de s’abattre pour s’incruster profondément dans le billot. Junior venait de les apercevoir. Surpris et radieux, il délaissa son ouvrage pour s’avancer à leur rencontre.
— Marquis, l’accueillit-il en lui tendant une main franche.
— Ravi de te revoir entier, Junior.
— Je peux vous en répondre autant. Où est Mary ?
— C’est une longue histoire, fiston, mais ta mère va bien, très bien, répondit Vanderluck, sortant de sa réserve.
Junior braqua ses yeux sur lui.
— On se connaît ?
— Mon visage ne te dit rien ?
Junior le scruta.
— Vaguement, avoua-t-il.
— Toi, par contre, tu es le portrait craché de ton père, lâcha Hans en éclatant de rire devant la mine interloquée de son filleul.
— Crébonsang ! jura Junior en écarquillant les yeux.
De ce rire-là, oui, il se souvenait !
— Hans Vanderluck ! C’est bien vous ?
— En chair et en os, garnement ! assura celui-ci en lui tendant sa main à serrer.
Junior se laissa entraîner dans une accolade qui lui mit le cœur léger.
— Entrez ! décida-t-il en s’écartant. Je devine à vos airs que vous avez des choses à
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