La parade des ombres
Le regard de Mary s’était mis à briller, ajoutant à ses doutes. Or tout ce qui pouvait atteindre Baletti de près ou de loin le concernait. Il se donna deux semaines pour vérifier ce qu’il en était, puis il s’en irait rejoindre son navire, que son second avait déjà affrété.
— Je te quitte. J’ai à faire ce matin.
Mary hocha la tête, et le laissa s’en aller sans rien jouter. Elle ne reverrait pas Clément Cork. Il lui avait apporté tout ce qu’elle en attendait. Malgré l’amitié qu’elle éprouvait pour lui, elle ne voulait plus s’attacher à qui que ce soit, encore moins l’impliquer dans sa vengeance.
A peine fut-il parti qu’elle plia ses affaires et s’enfonça dans Venise à la recherche de ce couvent si particulier.
7
C laude de Forbin demeura stoïquement à son poste de commandant malgré la mordante envie de rire qui le tenait. Face à lui, quelques mètres plus loin sur le navire, Junior s’était inscrit au concours du meilleur gabier et grimpait à la mâture avec tant d’acharnement, de rapidité et d’agilité que tous les marins réunis au pied du grand mât en étaient suffoqués. Des encouragements fusaient et Forbin crut bien un moment que les matelots allaient le laisser gagner.
Il n’en fut rien pourtant, et l’homme déjà détenteur du titre l’année précédente fut en haut avant que Junior en ait fait les trois quarts.
En quelques mois, l’échanson du commandant Forbin avait forci et repris goût à la vie. Le vent du large l’avait épanoui. Le vainqueur empocha sa prime, puis s’empressa de féliciter le garçonnet, juché à présent sur les épaules de Corneille. L’enfant pérorait tel un coq.
Mary aurait été fière de lui. La mer allait bien à Junior. « Comme à sa mère ! » songea Forbin.
Congratulé par les matelots, Junior riait fort. Un instant, il se retrouva face à son capitaine et lui adressa un signe de la main. Forbin y répondit d’un mouvement de tête.
Oui, Junior avait bien changé. Grâce à Corneille qui lui avait enseigné son métier. Grâce à lui, Claude de Forbin, qui, au moment des repas, l’obligeait à tenir sa place d’échanson, le confrontant aux règlements et à la rigueur de la marine. Lorsqu’il s’endormait le soir dans la batterie au milieu des hommes, l’enfant était épuisé mais en paix.
— Courrier, commandant ! annonça l’écrivain de bord.
Forbin récupéra les plis qu’on lui tendait et, délaissant les festivités, se retira dans sa cabine pour les lire. Sur le pont central, les premiers accords de musique s’égrenaient et les fûts de rhum remontés de la cale étaient mis en perce. La journée durant, les épreuves allaient se succéder, décidant du meilleur matelot dans chaque spécialité.
Forbin autorisait cette journée de liesse qui marquait l’approche de l’été. Le navire était en sécurité dans un petit port de Sardaigne, le temps clément et l’activité maritime sereine.
Depuis qu’il avait reçu en Espagne le premier courrier de Mary, où elle lui annonçait la mort de sa fille et sa décision de traquer les meurtriers à Venise, Forbin était avide de ses lettres.
Junior n’avait pas pleuré, pas gémi lorsqu’il lui avait lu le message douloureux de sa mère à propos d’Ann. Il avait seulement serré très fort ses petits poings, à en blanchir les jointures, puis avait demandé :
— Est-ce que je peux devenir gabier comme maman et Corneille ?
— Pourquoi ?
— Pour être plus près du ciel.
Forbin avait entendu « plus près d’Ann ». Il n’avait rien objecté. Depuis, l’enfant n’avait cessé de s’employer à oublier. Il ne réclamait jamais sa mère, mais, lorsqu’on le prévenait qu’une lettre venait d’arriver, il se précipitait pour en écouter la lecture.
Celle que Forbin venait d’ouvrir était plus gaie que les autres, et il sortit aussitôt de sa cabine pour héler un matelot.
— Envoie-moi Corneille et Junior.
Quelques minutes plus tard, tous deux franchissaient son seuil. Oubliant le règlement, Junior s’exclama :
— Vous avez vu, mon capitaine ? J’ai presque gagné !
— J’ai vu, mon garçon, et je t’en félicite. J’ai une autre bonne nouvelle, annonça Forbin en lui montrant la missive.
Le regard de Junior brillait déjà tant qu’il ne put davantage s’enflammer. Forbin s’empressa de la lui lire.
Mon cher capitaine,
J’ai enfin déniché ce marquis de
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