La parfaite Lumiere
j’irai chez moi en chercher.
— Je vais appeler le médecin.
Une fois que l’émotion fut un peu
calmée, Kōsuke déclara :
— Je tiens à vous remercier
tous. Je crois que nous l’avons sauvé ; inutile de s’inquiéter davantage.
Et il s’inclina profondément
devant chacun des hommes, à son départ.
Musashi comprit enfin qu’il était
arrivé quelque chose, et que Kōsuke s’y trouvait mêlé. Brossant les
copeaux de ses genoux, il descendit l’escalier formé par les sommets de coffres
étagés, et se rendit à la chambre où Kōsuke et son épouse, debout,
regardaient le blessé.
— ... Tiens, vous ne dormez pas ?
demanda le polisseur de sabres en s’effaçant pour faire place à Musashi.
Ce dernier s’assit au chevet de
l’homme, examina son visage avec attention, et dit :
— Qui est-ce ?
— Je n’en reviens pas. Je ne
l’avais pas reconnu avant que nous ne l’ayons ramené ici, mais c’est Hōjō
Shinzō, le fils du seigneur Hōjō d’Awa. Il s’agit d’un jeune
homme plein de zèle, qui étudie sous la direction d’Obata Kagenori depuis
plusieurs années.
Musashi souleva avec précaution le
bord du pansement blanc qui entourait le cou de Shinzō, et examina la
blessure, que l’on avait cautérisée, puis lavée à l’alcool. Le morceau de chair
de la dimension d’une palourde avait été bien proprement tranché, mettant à nu
l’artère carotide battante. La mort était passée tout près.
« Qui ?... » se demanda Musashi. D’après la forme de la
blessure, il paraissait probable qu’elle provenait d’un coup ascendant dit
« du vol d’hirondelle ».
Le coup du vol d’hirondelle ?
La spécialité de Kojirō.
— Vous savez ce qui s’est
passé ? demanda Musashi.
— Pas encore.
— Moi non plus, bien sûr,
mais je peux vous dire une chose, fit-il en hochant la tête avec assurance.
C’est l’œuvre de Sasaki Kojirō.
De retour dans sa propre chambre,
Musashi s’étendit sur le tatami, les mains derrière la tête, sans se soucier du
désordre qui l’entourait. Sa couche avait été préparée, mais il l’ignora aussi
malgré sa fatigue.
Il travaillait à la statue depuis
près de quarante-huit heures d’affilée. N’étant pas sculpteur, il lui manquait
la technique nécessaire à la résolution de problèmes difficiles ; il était
également incapable de masquer une faute avec adresse. Il n’avait d’autre
modèle que l’image de Kannon qu’il portait dans son cœur, et sa seule technique
consistait à débarrasser son esprit des pensées étrangères, et à faire de son
mieux pour graver fidèlement cette image dans le bois.
Il lui arrivait de croire que la
sculpture prenait forme ; mais alors, d’une façon quelconque, cela
tournait mal, un hiatus se creusait entre l’image qu’il avait en tête et la
main qui maniait le poignard. Au moment précis où il avait le sentiment de
progresser de nouveau, la sculpture lui échappait encore. Après maints faux
départs, la pièce de bois ancienne s’était réduite à dix centimètres de
longueur à peine.
Il entendit un rossignol appeler
deux fois, puis s’assoupit durant peut-être une heure. A son réveil, son corps
puissant regorgeait d’énergie, il avait l’esprit parfaitement clair. En se levant,
il pensa : « Cette fois, je vais y arriver. » Il se rendit au
puits derrière la maison, se lava la figure et se rinça les dents. Rafraîchi,
il se rassit près de la lampe et reprit son travail avec un renouveau de
vigueur.
Maintenant, le couteau lui faisait
une impression différente. Il sentait dans le grain du bois les siècles
d’histoire contenus au sein du bloc. Il savait que si cette fois il ne
sculptait pas avec adresse, il ne resterait rien qu’un tas de copeaux inutiles.
Au cours des quelques heures qui suivirent, il se concentra avec une intensité
fiévreuse. Pas une seule fois son dos ne se redressa, et il ne s’arrêta pas
pour boire un verre d’eau. Le ciel s’éclaircit ; les oiseaux se mirent à
chanter ; toutes les portes de la maison sauf la sienne furent ouvertes en
grand pour le ménage du matin. Pourtant, son attention restait concentrée sur
la pointe de son couteau.
— Musashi, vous n’êtes pas
malade ? demanda son hôte, inquiet, en ouvrant le shoji pour entrer dans
la chambre.
— Ça ne vaut rien, soupira
Musashi.
Il se redressa et rejeta son
poignard. Le bloc de bois n’était pas plus gros qu’un pouce d’homme.
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