La parfaite Lumiere
pas ?
— Non. J’ai ouï dire qu’il
est de Mimasaka. C’est un rōnin. Crois-tu l’avoir reconnu ?
— Non, répondit Kagenori en
secouant vigoureusement sa maigre barbe grise. Je ne me souviens pas de l’avoir
jamais vu ni entendu parler de lui. Mais il y a quelque chose en lui... J’ai
rencontré beaucoup de monde au cours de mon existence, tu sais, sur le champ de
bataille aussi bien que dans la vie ordinaire. Certains étaient de très braves
gens, des gens que je prisais fort. Mais eux que je pouvais considérer comme
des samouraïs authentiques, dans tous les sens du terme, étaient bien rares.
Cet homme — Musashi, dis-tu ? — m’a séduit J’aimerais
le rencontrer, causer un peu avec lui. Va me le chercher.
— Bien, monsieur, répondit Yogorō
avec obéissance, mais avant de se lever il continua d’un ton légèrement
surpris : Qu’avez-vous donc remarqué en lui ? Vous ne l’avez vu que
de loin.
— Tu ne comprendrais pas.
Quand tu comprendras, tu seras vieux et flétri comme moi.
— Mais il devait bien y avoir
quelque chose...
— J’ai admiré sa vigilance.
Il ne prenait aucun risque, même avec un vieux malade tel que moi. En passant
le portail, il s’est arrêté pour regarder autour de lui... la disposition de la
maison, les fenêtres, si elles étaient ouvertes ou fermées, l’allée du jardin...
tout. Il a tout saisi d’un seul coup d’œil. Cela n’avait rien d’artificiel.
N’importe qui aurait cru qu’il faisait halte un instant en signe de déférence.
J’en ai été stupéfait.
— Alors, vous le croyez un
samouraï d’un réel mérite ?
— Peut-être. Je suis certain
que sa conversation serait passionnante. Rappelle-le.
— Ne craignez-vous pas que
cela ne soit mauvais pour vous ?
Kagenori s’était beaucoup
excité ; or, Yogorō se rappelait la mise en garde du médecin :
son père ne devait pas parler de façon prolongée.
— Ne t’inquiète pas au sujet
de ma santé. Voilà des années que j’attends de rencontrer un pareil homme. Je
n’ai pas étudié tout ce temps la science militaire pour l’enseigner à des
enfants. J’accorde que mes théories sur la science militaire portent le nom de
style Kōshū ; pourtant, elles ne sont pas une simple extension
des formules employées par les fameux guerriers Kōshū. Mes idées
diffèrent de celles de Takeda Shingen, d’Uesugi Kenshin, d’Oda Nobunaga ou des
autres généraux qui se battaient pour dominer le pays. Depuis lors, le but de
la science militaire a changé. Ma théorie vise l’accomplissement de la paix et
de la stabilité. Tu connais certaines de ces choses, mais la question
est : à qui puis-je confier mes idées ?
Yogorō gardait le silence.
— ... Mon fils, il y a bien
des choses que je veux te léguer ; pourtant, tu es encore immature, trop
immature pour reconnaître les remarquables qualités de l’homme que tu viens de
rencontrer.
Yogorō baissa les yeux mais
subit la critique en silence.
— ... Si même moi, enclin que
je suis à considérer d’un œil favorable tout ce que tu fais, je te juge
immature, alors il n’y a dans mon esprit aucun doute. Tu n’es pas encore l’être
capable de poursuivre mon œuvre ; aussi dois-je trouver l’homme qu’il faut
pour lui confier ton avenir. J’ai attendu la venue de l’homme qu’il faut.
Souviens-toi : quand la fleur de cerisier tombe, elle doit compter sur le
vent pour répandre son pollen.
— Vous ne devez pas tomber,
mon père. Vous devez tenter de vivre.
Le vieil homme fronça le sourcil et
dressa la tête.
— Ces paroles prouvent que tu
es encore un enfant ! Maintenant, va vite me trouver le samouraï !
— Bien, monsieur !
— Ne le brusque pas.
Contente-toi de lui résumer ce que je t’ai dit, et ramène-le.
— Tout de suite, mon père.
Yogorō partit en courant. Une
fois dehors, il essaya d’abord la direction qu’il avait vu prendre à Musashi.
Ensuite, il fouilla tout le parc du sanctuaire ; il sortit même sur la
grand-rue qui traversait Kōjimachi ; en vain.
Cela ne le troublait pas outre
mesure : il n’était pas aussi persuadé que son père de la supériorité de
Musashi, et ne lui était pas reconnaissant de sa mise en garde. Il n’avait pas
digéré le discours sur les talents exceptionnels de Kojirō, sur la folie
de « risquer le désastre pour des griefs sans importance ». La visite
de Musashi semblait avoir eu expressément pour but de chanter
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