La Part De L'Autre
pourrait-il se
ternir ? N'est-il pas scandaleux qu'une beauté aussi évidente
soit détruite par les ans ? De quel droit ? Lorsqu'il ne
craignait plus les amants imaginaires, il s'inquiétait de son
plus sérieux rival, le temps, qui lui prendrait la
Onze- heures-trente
qu'il aimait. Et là, ce n'était plus la jalousie, mais
le désespoir, qui lui donnait envie de la réveiller
pour la serrer contre lui en lui disant : « je t'aime. »
Il
parlait plus à Onze-heures-trente endormie qu’à
Onze-heures-trente réveillée. Lorsqu'il n'était
pas sou le feu de son regard, il éprouvait des sentiments
élémentaires et les lui adressait en silence. Libre,
sans pression, débarrassé du ridicule, ne craignant pas
le commentaire assassin ou la plaisanterie qu'elle ne manquerait pas
de faire, il exprimait sa joie, son attachement, son admiration, sa
crainte d'être trahi par elle, la panique qu'il éprouvait
lorsqu'elle remarquait un autre homme, sa volonté de la tenir
prisonnière de son amour à lui, sa certitude de perdre
goût à la vie si elle n'était plus là. La
matinée se passait ainsi, entre les coups de pinceaux et les
madrigaux silencieux envoyés à la belle endormie.
Vers
onze heures dix, un œil s'ouvrait mécaniquement. Une
pupille noire, effarée, surprise, flottant avec indécision
dans l'eau blanche du globe, tentait défaire le point et de se
diriger vers ce qu'il y avait à voir. Quand l'iris repérait
Adolf, il y avait une lumière qui s'esquissait mais qui ne
tenait pas longtemps contre le poids de la paupière. Plusieurs
tentatives suivaient, toutes couronnées d'échec. L'œil,
certes, s'animait toujours plus mais la paupière se comportait
en ennemie et redescendait le rideau de fer.
Vers
onze heures vingt, les lèvres gonflées par les sucs des
rêves s'agitaient faiblement et Adolf pouvait avoir une
conversation presque articulée avec Onze-heures-trente, faite
de quelques mots, de ceux qu'on peut échanger avec un enfant
de dix-huit mois. Il aimait qu'elle se montrât si simple au
sortir du sommeil, révélant une tendresse qu'elle
dissimulerait davantage ensuite ; il aimait la surprendre toute nue
de sentiments, comme à sa toilette, avant qu'elle ne
s'habillât de ses mots ironiques et de sa gouaille.
Il
est bientôt onze heures trente, mon oiseau.
'e
'ai.
Ces
deux sons signifiaient « je sais », mais avant onze
heures trente, Onze-heures-trente ne prononçait jamais les
consonnes.
Enfin
l’heure arrivait et là, qu'une cloche eût sonné
ou non, la
jeune femme se dressait, reposée, impatiente d'entamer sa
journée.
Adolf avait
vérifié plusieurs fois l'exactitude du réveil.
Il avait caché les pendules, les avait avancées,
retardées, rien n'y faisait : suivant une horloge interne,
Onze-heures-trente émergeait pile à onze heures trente .
C'est
étonnant, tu ne te trompes jamais.
Et
pourquoi veux-tu ? On suppose toujours que les gens qui se lèvent
tard n'ont aucun sens du temps… ça n’a aucun
rapport.
Par
jeu, Adolf l'avait prise dans ses bras à l'heure fatidique et
l'avait bercée contre lui pour la rendormir. Rien à
faire. Elle se débattait. Elle se dégageait.
Elle
détestait rester au lit après cette minute.
Lâche-moi,
tu vas me faire rater ma journée. Une journée qu'on
commence à midi est une journée foutue.
Elle
avait des principes qui n'appartenaient qu'à elle mais qu'elle
observait avec intransigeance.
J'aurais
l'impression d'être une grue, une fille de mauvaise vie, une
moins-que-rien, un morceau de viande, Et puis, il faut que je
travaille.
Elle
peignait des éventails.
N'employant
que des couleurs primaires, elle couvrait la soie de motifs
géométriques — rayons, demi-cercles, cercles,
losanges et carrés — qu'elle disposait avec une
fantaisie concertée. Le résultat était vif,
piquant, neuf et Onze-heures-trente trouvait même à les
vendre bien plus aisément qu'Adolf ses toiles.
C'est
normal, mon grand Boche, un éventail, ça sert au moins
à quelque chose.
Avec
son petit commerce, elle ramenait davantage d'argent qu'Adolf à
la maison, mais faisait tout pour qu'il l'oubliât et ne s'en
trouvât pas humilié.
Ça
marche parce que je travaille pour les snobs.
Les
snobs ?
Les
snobs, ce sont les paresseux qui ne savent ni penser ni juger par
eux-mêmes. Pour occuper les snobs, on a inventé la mode,
le dernier cri, la nouveauté. Moi, je fais des éventails
modernes.
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