La Part De L'Autre
Mais,
mon Führer, ce sera horrible : le pays divisé et
démilitarisé, le parti nazi interdit, l'industrie
placée sous contrôle, des réparations à
verser et un jugement pour les « criminels de guerre ».
C'est
ce que je vous ai toujours dit : inutile de négocier. Il faut
tenir, tenir jusqu'à les renverser. Ou bien tenir jusqu'à
ce que nous disparaissions.
La
population demande un armistice rapide.
Ne
tenez aucun compte de la population. Elle est faible et veut
s'économiser. Est-ce que moi, je m'économise ? Je
me battrai jusqu'au bout et quand je ne pourrai plus, je me tirerai
une balle dans la tête. C'est pourtant simple, non ?
Comme
toujours, le corps d'Hitler n'était plus qu'un symptôme
de chair : il exprimait l'état de l'Allemagne. Voûté,
agité par les tremblements d'un Parkinson envahissant, main
molle, air hébété, visage terreux, le Führer
parlait avec difficulté en laissant échapper un filet
de bave au coin de ses lèvres. Il ne se déplaçait
qu'au prix de dures souffrances et ses oreilles purulentes saignaient
continuellement.
Je
me battrai jusqu'au bout.
Il
ne se battait pas, mais vivre dans ce délabrement était
en soi un combat.
L'adipeux,
jaune et crémeux docteur Morell gambadait à toute heure
dans le bunker pour lui prodiguer ses soins : somnifères pour
s'endormir, excitants pour se réveiller, gouttes pour digérer,
comprimés pour affermir les excréments, laxatifs pour
s'en délivrer, la moindre fonction vitale étant
désormais assistée. Droguée, intoxiquée,
dépendante, la carcasse d'Hitler était devenue une
annexe pharmaceutique qui ingurgitait de la strychnine et de la
belladone pour lutter contre les flatulences, des opiacés pour
soulager ses troubles intestinaux, de la cocaïne dans ses
gouttes ophtalmiques et des amphétamines pour combattre la
fatigue. Des diététiciennes préparaient avec
soin des mets auxquels il ne touchait pas par crainte d'un
empoisonnement et le docteur Morell devait argumenter des heures pour
le convaincre qu'il n'avait pas contracté les quelques rares
infections qu'il n'avait pas encore. A cause des combats qui
faisaient mourir les hommes rapidement, Hitler ne s'intéressait
plus, comme par le passé, aux maladies lentes telles le cancer
ou la faiblesse cardiaque et ne se cherchait plus que des maladies
foudroyantes. Son hypocondrie s'était adaptée aux temps
de guerre.
Il
relisait la vie de Frédéric le Grand, dont il avait
emporté le portrait dans son bureau souterrain, et continuait
à penser que son obstination viendrait à bout de tout.
Quand on lui annonça la mort du président américain
Roosevelt, il y vit un signe décisif de la Providence.
Roosevelt mourait en pleine guerre comme la tsarine Elisabeth devant
Frédéric le Grand ! Cela signifiait que la situation
allait se retourner.
Comme
pendant la guerre de Sept Ans. Pour nous, cela n'aura duré que
cinq. Nous aurions mauvaise grâce de nous plaindre !
Ce
jour-là, il s'amusa plusieurs heures avec Loup, le chiot que
lui avait donné Blondi. L'avenir radieux reprenait ses droits.
Pendant
ce temps, le poste d'observation situé dans le zoo confirmait
l'avancée de l'artillerie russe dans Berlin.
Vint
le jour où l'Armée rouge ne se trouva plus qu'à
quelques centaines de mètres du bunker.
Hitler
tonitrua pendant plus d'une heure.
Cet
imbécile de Göring n'a jamais été capable
de me seconder, c'est un morphinomane, un corrompu, un tas de graisse
qui ne songe qu'à sauver sa peau et ses trésors de
guerre. Vous croyez que je n'ai pas repéré qu'il se
maquillait, qu'il mettait de la poudre pour
avoir plus de présence sur les photos ? Vous croyez que je
n'ai pas remarqué ses extravagances vestimentaires, ses
costumes de soie gris pigeon et ses robes de chambre de fakir ? Vous
croyez que je ne sais pas qu'il a pillé tous les musées
des pays que nous occupions pour remplir ses caves ? Je savais tout
cela, mais je lui pardonnais parce que je pensais qu'il m'était
fidèle ! Et cette larve d'Himmler, la limace à
moustache, vous croyez que je ne sais pas qu'il tente de négocier
les Juifs des camps avec le Suédois Bernadotte ! Se servir des
Juifs qui restent comme otages pour discuter l'armistice au lieu de
les exécuter ! Vous croyez que je ne sais pas qu'il essaie de
préparer son avenir auprès des Alliés ! Fusillés
! Je veux qu'on les fusille tous ! J'ai été trahi ! Mes
généraux m'ont trahi. L'armée de terre m'a
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