La Part De L'Autre
trahi
! Les SS m'ont trahi ! L'aviation m'a trahi ! L'industrie m'a trahi !
Je ne suis entouré que de traîtres ou de minables ! A
mort ! A mort !
Il cessa subitement d'aboyer. Sa voix s'était brisée.
Lui-même ne tenait plus assis. Il s'écroula sur la table
et murmura, livide, sur un souffle spectral :
La
guerre est perdue.
Le
docteur Morell voulut lui faire une injection de glucose.
Hitler
se redressa et le contempla avec épouvante.
Vous
voulez me droguer. Vous voulez m'empêcher de rater ma sortie.
Je vais vous faire fusiller.
Mais,
mon Führer, c'est juste du glucose.
Fusillé
! Empoisonneur ! Fusillé sur-le-champ !
Le
docteur Morell s'échappa en trottinant et se blottit dans la
buanderie pour attendre la fin de l'orage.
Hitler
regarda avec haine son entourage.
Je
vais me suicider.
Mais,
mon Führer...
C'est
l'unique chance de rétablir ma réputation personnelle.
Si je quitte le théâtre du monde dans le déshonneur,
j'aurai vécu pour rien. Sortez ! Sortez tous !
Il
se sentait gelé : toute sa vie, il avait parlé de son
suicide ; ces derniers mois, il en avait même parlé plus
que jamais ; mais cela avait toujours été dit d'un ton
gai, comme un élan de virilité, une saillie, une
affirmation de soi, un signe de bonne santé ; pour la première
fois, en ce jour, il le pensait vraiment et savait qu'il allait le
faire. Cela produisait un tout autre effet.
Il
se leva, remarqua qu'il titubait et alla se regarder dans le miroir
des toilettes.
Il
fut effrayé par ce qu'il apercevait. Ce n'était pas lui
qu'il retrouvait dans sa glace mais sa tante Johanna, la sœur
de sa mère. Les bouffissures, les rides, les poches sous les
yeux injectés de sang, les filets blancs dans les cheveux
dévitalisés, cela appartenait à sa tante Johanna
la dernière fois qu'il l'avait vue, mais pas à lui.
Adolf Hitler. Il y avait erreur ! Il se sentit las, aussi usé
que le visage de tante Johanna que lui renvoyait le miroir au-dessus
du lavabo.
Il
retourna dans son bureau et s'affaissa sur le canapé. M'habituer.
Il faut que je prenne quelques jours pour m'habituer. J'ai toujours
su que je mourrais debout, mais cela me paraissait si loin... Il
regarda au-dessus de lui le portrait de Frédéric le
Grand pour y puiser du courage mais le roi ne broncha pas. Le
sacrifice sera très beau. De toute façon, il ne faut
pas que les Russes me prennent vivant sinon... Oui, un procès,
ils seraient capables de me faire un procès. Comme criminel de
guerre. Il y a de quoi rire. Ce sont tous ces Juifs, bolcheviques,
anglais, américains, qui sont à l'origine de cette
guerre criminelle et ils me traiteraient, moi, de « criminel
de guerre ». Monde à l'envers. Quitter ce monde qui
devient fou. Et ils me fusilleraient. Moi, Adolf Hitler, acculé
contre un mur par une bande de tueurs communistes, jamais !
Evidemment, je pourrais tenir encore quelques jours en Bavière.
Mais pour faire quoi ? Hitler
le dictateur sans pouvoir caché dans les Alpes ? De la
figuration ? Non,
je ne jouerai pas le réfugié de Berchtesgaden. Ils me
retrouveraient très vite. Quelques jours de vie en plus, mais
j'aurais perdu la face. Non, il faut mourir ici. Au
cœur du Troisième Reich. Trahi
et assiégé. Mais digne. Quel
sublime exemple pour les générations à venir.
Hitler, le héros. Hitler, le modèle de la résistance
absolue. Dans
cinq ans, toute l'Europe sera bolchevique, le nazisme sera une
légende et je deviendrai un mythe. On songera à moi
comme à Socrate ou à Jésus. Siegfried. Rienzi. La
référence wagnérienne arriva juste à
temps pour le faire passer du réchauffement à
l'enthousiasme. Rienzi, le valeureux Romain lâché par la
populace ingrate qui brûle dans les flammes du Capitole. Merci,
Wagner. Merci, la Providence, de m'avoir envoyé, si jeune, la
préfiguration de mon destin. Rienzi. Oui. Rienzi.
Du
coup, il alla jusqu'au tourne-disque et se passa l'ouverture de Rienzi. La
pompe grave, solennelle, virile, de la musique élargit son
rêve aux dimensions cosmiques où il se sentait si bien.
Allongé,
les yeux fermés, la nuque sur un coussin, il s'enivrait
d'images futures, celles de son culte, les processions fastueuses
pour ses anniversaires de mort et de naissance, les bannières
rouge et noir arborant les croix gammées, les foules
recueillies, harmonieuses et unanimes comme un chœur d'opéra,
sa bonne tête à lui aux yeux si clairs fixant avec
bienveillance, sur des
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