La Part De L'Autre
se résolut à patienter jusqu'au mercredi
suivant. Le samedi, il se mit au travail avec une application
nouvelle, multipliant en quantité ahurissante les petites
peintures jusqu'au mardi, espérant magiquement que ce zèle
ferait revenir le marchand.
Mercredi
suivant. Toujours pas de Fritz Walter, même attente vaine.
Hitler abandonne tout travail. Il essaie de survivre jusqu'au
mercredi suivant.
Mercredi
suivant. Pas plus de Fritz Walter.
Peut-être
est-il parti à l'étranger ? Peut-être est-il en
train de parler de toi à Berlin ? A Paris ? Qui sait ?
Wetti
se pressurait le cerveau pour en extraire quelques hypothèses
rassurantes. Plus inquiète de l'état physique du garçon
que des raisons du marchand, elle tentait avec mille ruses de
l'alimenter. Hitler, toujours excessif, avait cessé de boire
et de manger ; il se laissait dépérir. L'admiration de
Fritz Walter était devenue son fluide vital ; sans ce regard,
il n'avait plus l'impression d'exister, il n'avait même plus
envie de peindre.
Un
matin, Wetti frappa à sa porte, gantée, chaussée,
chapeautée comme pour une noce, et lui annonça sa
résolution :
Cela
ne peut plus durer. Je vais me rendre à la galerie Walter et
j'obtiendrai des explications.
Hitler,
d'abord comateux, lorsqu'il parvint à comprendre ce que lui
disait le grand travesti endimanché qui se tenait dans
l'encadrement de sa porte, saisit les bras de Wetti pour l'arrêter.
Non.
Moi, j'y vais.
Allons,
Dolferl, tu sais très bien que Fritz Walter ne veut pas te
voir à la galerie ; c'est quasi une condition de contrat
entre vous.
Je
trouve qu'il n'a pas respecté son contrat en ne venant plus
ici ; je peux donc prendre ce risque.
Hitler
sembla si heureux à cette perspective que Wetti accepta. Ils
iraient donc ensemble. Elle arriva même à obtenir qu'il
se sustentât un peu avant leur expédition.
Le
couple traversa la ville en tramway. Hitler flottait dans la vieille
queue-de-pie paternelle si usée que le tissu lustré
laissait apparaître la trame aux coudes, aux fesses et aux
genoux, mais Wetti lui avait noué autour du cou une cravate à
elle d'une soie bariolée et improbable qui, excentricité
ajoutée à la pâleur mortelle des joues, faisait
ressembler le garçon à un artiste maudit à peu
près convaincant. De toute façon, harnachée
comme un cheval impérial à ses côtés, elle
était respectable pour deux.
Arrivés
devant la galerie Walter, ils marquèrent un arrêt,
impressionnés. L'or des lettrages, l'ébène
profonde de la devanture, les lourds rideaux de velours qui, derrière
les vitres, interdisaient au commun des passants même
d'entrapercevoir-l'angle-d'un-bout-du-morceau-d'un-trésor,
tout cela inspirait le respect. La sortie d'un acheteur, énorme
cigare aux lèvres, et de son épouse, un nuage de vison
où scintillaient des bijoux, accentua leur angoisse : la
galerie Walter n'était pas un endroit dont les gens comme eux
franchissaient d'ordinaire le seuil.
Après
tout, c'est ma galerie. Mes tableaux sont exposés là,
dit Hitler pour se donner du courage.
Ils
prirent leur respiration, montèrent les marches et poussèrent
la lourde porte. Un timbre cristallin d'une pureté
transperçante sembla leur crier qu'ils commettaient une
erreur.
Un
employé s'approcha, dissimulant sous une courtoisie de
gymnaste sa pointe d'étonnement envers ce couple bizarre.
Nous
venons voir les tableaux, dit Wetti sur le ton qui lui servait à
rabrouer les livreurs en retard.
Mais
je vous en prie : vous avez poussé la bonne porte, répondit
l'employé en s'inclinant.
Hitler
jouissait intérieurement à l'idée de bientôt
voir ses œuvres sur les murs.
Lui
et Wetti ne les trouvèrent pas dans les premières
salles. Ils les parcoururent pourtant plusieurs fois.
Peut-être
à l'étage ? murmura Wetti en désignant un
escalier.
Elle
devait avoir raison. Les jeunes peintres devaient être exposés
à l'étage. L'apparition de petits formats dès le
palier sembla leur confirmer l'hypothèse. Ils sillonnèrent
tout le niveau, s'attendant au détour de chaque mur à
une divine surprise. En vain. Hitler devenait moite.
Ils
ont sûrement tout vendu.
Comme
d'habitude, Wetti avait trouvé la solution. Hitler lui sourit
pendant qu'elle lui tapotait maternellement le bras. Ils ne devaient
pas se contenter de ces plaisirs. Ils étaient venus prendre
des nouvelles de Fritz Walter.
Ils
retrouvèrent l'employé au bas de l'escalier.
Monsieur
Walter est-il ici ? demanda Adolf,
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