La Part De L'Autre
esquisses de sourire, à
des frémissements de lèvres, à une onde de
rougeur qui avait un instant parcouru sa poitrine. Il se remémorait
une extase fugitive, une langueur rêveuse qui avait humecté
le regard de Stella. Il s'y accrochait comme à des signes ; un
jour, il parviendrait à lui faire ressentir quelque chose.
Désarçonné, il songeait à l'inégalité
des heures passées ensemble ; pour lui, il s'était
toujours agi de moments de plaisir ; pour elle, pas. Il rêvait
sur la différence des sexes, le mâle si facile et si
fréquent dans la jouissance, la femme si rare et si
imprévisible ; le mâle prodigue mais harassé, la
femme avare mais inépuisable. Il ne comprenait pas pourquoi
son désir, si visible, si tangible, si fort, ne passait pas de
son sexe au sien. Il commençait à soupçonner
qu'aucun procédé mécanique, caresse,
pénétration, frottage, pilonnage, usure, ne
transmettait le plaisir ; il devait y avoir un autre passage. Lequel
?
Lorsque
sur le coup de minuit, plein d'alcool, Hitler eut quitté
Reinhold Hanisch — alias Fritz Walter —, il se demanda ce
qui l'avait humilié le plus. Ne pas avoir été
capable de lui casser la gueule ? Avoir accepté de boire puis
avoir été obligé de remercier pour les bières
? Ou plutôt avoir consenti à laisser entrer en eux une
connivence d'escrocs ? A l'écouter, lui et Hitler ne devaient
pas se battre, mais se tenir les coudes : si Hanisch était un
faux galeriste, Hitler était un faux peintre ; l'usurpation de
l'un valait les décalques de l'autre. Tous deux utilisaient la
ruse et la tromperie pour gagner leur vie ; par contre, entre eux,
ils s'étaient toujours montrés honnêtes
puisqu'ils avaient partagé l'argent au heller près.
Hitler
marcha longtemps dans les rues de Vienne pour se purifier par l'air,
la nuit et la fatigue.
Ce
qu'il regrettait dans l'aventure Hanisch, c'étaient ses
illusions perdues. Pendant plusieurs semaines, Hanisch lui avait
apporté l'illusion de la reconnaissance, l'illusion de son
avenir glorieux, l'illusion de la fortune proche. Pendant plusieurs
semaines, grisé, intoxiqué, il avait eu la tête
dans les nuages, touchant à peine le sol vulgaire de la
réalité. Ces fumées-là, il en avait la
nostalgie. Il ne pardonnerait jamais à Hanisch de lui avoir
procuré son plus grand bonheur par un cynique mensonge.
La
ville entière, des chaussées aux façades,
semblait coulée dans un goudron luisant. Les quelques lumières
jaunes qui surgissaient, poignantes, d'une fenêtre isolée
ou d'un réverbère s'évanouissaient vite dans
l'épaisseur des ténèbres, absorbées par
la nuit, bues par les murs poreux, ricochant faiblement sur les
trottoirs ridés avant de mourir dans le caniveau glauque.
En
arrivant rue Felber, il avait déjà reconstruit son
histoire. Il l'avait préparée pour Wetti. Non qu'il
voulût rassurer Wetti et lui épargner une souffrance,
mais il tenait à garder son estime, ce rêve de lui
qu'elle partageait avec lui. Il prétendit avoir retrouvé
ses camarades de l'Académie dans une brasserie. Hitler avait
appris qu'ils étaient désormais trois victimes de Fritz
Walter, évidemment les sujets les plus prometteurs. La
manœuvre s'était déroulée de façon
identique pour les trois. Il paraîtrait que Fritz Walter se
serait enfui en France avec les tableaux où il les revendait
pour des sommes ahurissantes, si, si. Il semblait même qu'ils
étaient tous les trois très connus désormais,
oui, très cotés à Montparnasse, le seul problème
était qu'ils ne verraient sans doute jamais la couleur de
l'argent. Ils comptaient d'ailleurs aller porter plainte dès
cet après-midi tandis que le directeur de l'Académie
allait faire pression auprès de l'ambassade de France.
Naturellement,
Wetti goba l'histoire. Mais pas aussi bien qu'Hitler. Aucune de ses
pensées n'était destinée à autrui, il se
mentait d'abord à lui-même.
Il
s'était si convaincu de jouir d'une certaine notoriété
en France qu'il s'en fallut de peu que, dans les jours suivants, il
ne s'en ouvrît aux belles voyageuses qui descendaient à
la gare et dont l'accent mat et flûte révélait
l'origine parisienne.
Par
désœuvrement, il s'était remis à ses
tableaux de monuments pendant ses heures aux bords des voies. Il
aimait la routine bête des étapes successives,
l'application demandée par le calque, la force fière
des traits passés à l'encre de Chine, la patience
bornée du coloriage.
Ce
jour-là, il
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