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La Part De L'Autre

Titel: La Part De L'Autre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Eric-Emmanuel Schmitt
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décent, les bavardages reprenaient
sur des sujets anodins comme si rien ne s'était passé.
Hitler était assez lucide pour comprendre qu'il n'avait aucun
don d'éloquence. A sa grande tristesse, il n'était pas
convaincant. Sa flamme ne chauffait que lui. On ne l'écoutait
pas, on le subissait. On attendait que la crise passât. On lui
faisait sentir qu'on ne lui en voulait pas trop — peut-on
reprocher à un unijambiste de boiter ? — mais qu'on
apprécierait mieux qu'il se tût. La dernière fois
qu'il s'emporta ainsi — c'était pour défendre ses
amis juifs du foyer et les marchands juifs qui lui achetaient ses
toiles —, il se sentit si humilié par le regard
consterné de ces messieurs à la fin de son
intervention, comme s'il s'était lâché une
diarrhée sous lui, qu'il se rassit en se promettant de ne plus
jamais prendre la parole en public. Ce jour-là, dans sa tête,
Hitler renonça pour toujours à la politique.
    On
ne faisait que passer au foyer pour hommes. Deux jours. Une semaine.
Jamais plus de quatre mois. On y accostait le temps de se ressaisir,
de trouver un logement, de reprendre un emploi. Le foyer, dans ses
statuts, se voulait un tremplin pour une réinsertion, pas un
refuge. Hitler, lui, arrimé à ses rêves, bien
installé dans ses habitudes, menant une vie bourgeoise dans un
hospice pour pauvres, allait y demeurer quatre ans.

Révélations

    — La
guerre est déclarée.
    Un
grand silence accueillit la nouvelle. Neumann, Bernstein et Adolf H.
la laissaient se propager entre eux comme on observe l'action lente
d'une substance injectée par une seringue dans un corps :
va-t-elle redresser ou abattre le patient ? Va-t-il vivre ou mourir ?
    Ils
s'attendaient à cette guerre. Depuis quelques semaines à
Vienne, la chaleur n'était plus celle de l'été
mais celle, accablante, lourde, langoureuse, qui précède
l'orage. L'Empire craquait de toutes parts. Les tensions chauffées
à blanc entre les Slaves et les Autrichiens devenaient
intolérables. Tout devait logiquement s'embraser. On
n'attendait que le prétexte, l'étincelle. En fait
d'étincelle, ce fut la foudre : le 28 juin 1914, des Serbes
avaient assassiné l'archiduc François-Ferdinand à
Sarajevo. Mais la pluie et la tempête ne suivirent pas. Depuis
quatre semaines, les nuages s'accumulaient, l'air devenait bas,
l'atmosphère oppressante. Les hommes couraient dans les rues
de Vienne avec le sentiment d'être écrasés sur la
chaussée, de se mouvoir dans un lourd cauchemar, suant,
tremblant, s'essoufflant, conscients d'avoir contracté une
fièvre tropicale. Le cataclysme approchait. Les uns
éprouvaient de l'inquiétude, les autres de
l'impatience. Tous à bout de nerfs regardaient le ciel et
l'imploraient de donner libre cours à sa fatalité. Ce
jour, 28 juillet 1914, les nuages crevaient enfin, la pluie se
déchaînait, l'ouragan déboulait.
La
guerre est déclarée.
    C'était
Neumann qui avait rapporté la nouvelle de l'Hôtel de
ville. Il avait couru et refusé de réfléchir
avant de la transmettre à ses deux amis.
    Les
trois jeunes gens ne s'étaient plus quittés depuis
l'Académie. Ils s'étaient donné le prétexte
de l'intérêt pour habiter ensemble — comment vivre
de son art à vingt-cinq ans ? —, mais l'amitié
seule avait provoqué leur réunion. Très
différents quant à leurs goûts picturaux,
littéraires, philosophiques, ils n'étaient d'accord en
rien, discutaient de tout, échangeaient avec passion leurs
points de vue jusqu'à des heures tardives, et l'on pouvait
dire que cette mésentente exhaustive était le principe
même de leur entente.
La
guerre est déclarée.
    Pour
une fois, les trois peintres tombèrent d'accord : c'était
une calamité. Peut-être pas une calamité pour
l’Autriche. Peut-être pas une calamité pour leurs
contemporains. Mais une calamité pour eux.
    Demain,
ils seraient mobilisés. Après-demain, ils
s'exposeraient au combat. Qu'ils vivent ou qu'ils meurent, peu
importe, ils ne disposaient plus d'eux-mêmes. Leurs efforts des
précédentes années, la tentative laborieuse et
honnête d'apprendre leur art, la constante lutte pour repousser
leurs limites — limites de leur main, de leur œil, de
leur imagination —, leurs volontés tendues, leurs
discussions, tout cela était rendu au néant. Inutile.
Superflu. La guerre allait tout niveler par le bas. Ils n'étaient
plus que de la chair. Deux pieds deux mains. Cela suffisait à
la nation. De la chair. Chair à canon.

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