La Part De L'Autre
émotions, enfin
de la violence. Vous n'étiez que technique. Aussi neutre,
bête et appliqué qu'une lentille photographique. Et
maintenant... Eh oui, maintenant vous exprimez quelque chose. Mieux
: vous vous exprimez par le dessin. Je vous le dis, mon garçon
: jusqu'ici je n'ai jamais pensé aucun bien de vous mais, à
partir d'aujourd'hui, je vous considère comme un peintre.
Rüder
s'étonnait lui-même de ce qu'il disait. Il dodelina de
la tête pour remuer et préciser sa pensée.
Un
peintre débutant, certes. Mais un peintre. Un vrai.
Il
approuva du chef, satisfait de sa formulation.
Quant
à Adolf, son cœur avait failli sortir de sa poitrine
tant il était ému. Il se croyait très malheureux
et venait de recevoir un compliment essentiel qu'il n'espérait
même pas. Quelques mots l'avaient fait basculer de l'affliction
à l'extase. Il s'étonnait lui-même de ce
changement. •
Pour
la première fois, il venait de découvrir ce privilège
dangereux qui gouvernerait sa vie : l'artiste sait faire son miel de
tout, y compris des chagrins. Récupérateur universel,
il peut demeurer un homme bien ou devenir un monstre qui souffre et
fait souffrir les autres pour la plus grande jouissance de son art.
Quelle voie Adolf emprunterait-il ?
Je
ne te crois pas.
Juré,
Hitler, c'est juré ! Je t'ai raconté beaucoup de
craques mais cette fois-ci, c'est vrai. Sur ma mère et sur ma
queue, je te le jure. C'est un foyer — tu m'entends ? pas un
asile, un foyer —, oui, un foyer pour hommes, au nord de la
ville. Tout propre. Tout neuf, avec tout le confort moderne.
Construit par des Juifs qui ne savent plus quoi faire de leur
argent, oui, les plus opulentes familles juives de Vienne qui nous
ont bâti un palace parce qu'elles avaient mauvaise conscience.
Le Ritz ! Le Carlton ! Schönbrunn pour toi et moi ! Je n'en
croyais pas mes yeux. Au rez-de-chaussée, la bibliothèque.
Au premier, des salons et une salle de lecture où, chaque
matin, on nous sert toute la presse. Au sous-sol, des bains, le
tailleur, le cordonnier, le coiffeur. Si, le coiffeur, je ne blague
pas. Il y a une cantine où on te propose des repas, et aussi
une cuisine si tu préfères te préparer ta
bouffe.
Et
les chambres ?
Exagère
pas, tout de même. On a droit à un box. On doit le
libérer tous les matins, même si on revient le soir.
C'est la règle. Et tout ça pour cinquante hellers la
journée.
Tu
crois qu'on peut ?
On
peut. Depuis que les tapissiers et les encadreurs veulent tes
tableaux — qui a eu l'idée ? — on est assez
riches pour ça. Le Ritz ! Le Carlton ! A nous la grande vie !
Hitler
dut s'avouer qu'Hanisch avait raison.
Comme
ils avaient connu le pire, ils considérèrent le foyer
pour hommes comme un hôtel de luxe, une promotion sociale due à
leur réussite. Tout d'abord le foyer, quoique extrêmement
modique, était payant, ce qui, écartant la lie de la
lie, empêchait qu'ils aient à se reconnaître dans
les épaves qu'ils côtoyaient auparavant. Ensuite, le
foyer laissait transiter une population beaucoup plus variée,
employés de bureau, enseignants, officiers à la
retraite, artisans ; leur point commun était de vivre dans une
gêne transitoire ; ils vaquaient entre deux emplois ; ils
cherchaient un logement ; ils ne faisaient que passer. Hitler et
Hanisch, eux, s'y établirent ; ce qui leur conféra un
statut supérieur, un statut d'habitués, de vieux
pensionnaires ; tout juste si parfois, par rapport aux nouveaux
venus, ils ne se sentaient pas les hôtes. Installé au
salon au bout d'une longue table de chêne, assis sur une chaise
que personne ne lui disputait plus et que l'on désignait avec
respect comme « la chaise de monsieur Hitler», il
occupait ses journées à lire la presse et à
peindre le minimum nécessaire pour gagner sa vie. Sécurisé,
il avait renoué avec sa paresse ancienne ; il rêvait
beaucoup et Hanisch devait le houspiller pour obtenir qu'il produisît
plus, d'autant que son nouveau cycle, Les
Scènes de la vieille ville, se
vendait assez bien chez les commerçants qui avaient besoin
d'illustrations bon marché. Un jour, Hanisch, désespéré
par tant de mollesse, lui mit un concurrent dans les jambes. Il avait
convaincu un certain Neumann, peintre juif, trouvé en train de
caricaturer les clientes des cafés, de venir travailler au
foyer. Manque de chance, Hitler se toqua de lui et ils passèrent
des heures entières à parler d'art ensemble, ce qui
ralentit la production de l'un comme
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