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La Part De L'Autre

Titel: La Part De L'Autre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Eric-Emmanuel Schmitt
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de l'autre.
    Les
gens du salon, ceux qui restaient la journée au foyer, comme
Hitler et Neumann, se prenaient pour l'élite du lieu, une
sorte d'intelligentsia dans ce monde précaire de tout petits
bourgeois déçus et affolés.
    Comme
une plante en serre refait des fleurs, Hitler avait renoué
avec l'ambition. Il ne voyait plus son avenir dans la seule peinture
— Cet
art est mort, mon cher, à cause de la photographie —,
il s'imaginait architecte. Ainsi justifiait-il à ses yeux ses
perpétuelles copies de monuments et son incapacité à
croquer un visage. Quand Neumann lui rappelait qu'un architecte
devait avoir un très bon niveau en mathématiques,
Hitler haussait les épaules et affirmait comme une évidence
:
Bien
sûr que je vais me mettre aux mathématiques. Bien sûr.
    En
attendant, il n'avait jamais ouvert un livre d'arithmétique ou
d'algèbre. Comme toujours, l'idée lui suffisait.
    L'émotion
éprouvée à l'écoute de Rienzi demeurait
forte en lui ; la tentation politique s'était renforcée
à la lecture quotidienne de la presse ; Hitler vibrait pour Schönerer. Dès son adolescence, il s'était servi de Schönerer pour se quereller avec son père. Schönerer était
un Autrichien fasciné par l’Allemagne ; effrayé
par tout ce qui n'était pas allemand dans son pays, il
militait pour la réunion de l'Autriche avec le Reich ; à treize ans, Hitler avait aimé reprendre cette
critique de l'Etat autrichien pour agacer son père qui l'avait
servi toute sa vie. Par la suite, confronté aux multiples
ethnies se croisant et s'assourdissant dans Vienne la cosmopolite, il
avait aimé se rassurer en pensant, comme le clamait Schönerer, qu'on était supérieur lorsqu'on était allemand.
Il sympathisait aussi avec ses attitudes, l'anticatholicisme,
l'antilibéralisme, l'antisocialisme, bref son opposition à
toutes ces doctrines mal connues où Hitler ne trouvait pas sa
place. Mais c'était un détail, un tout petit détail
presque inavouable, qui avait transformé Hitler en partisan
acharné de Schönerer : l'idéologue affirmait qu'il fallait rester célibataire
jusqu'à vingt-cinq ans afin d'être en bonne santé
et de garder toutes ses forces physiques et mentales pour la race
germanique. Ses principes d'hygiène avaient ravi Hitler qui
les pratiquait déjà malgré lui ; il y avait
trouvé la justification scientifique et morale de son
comportement ; la chasteté d'Hitler ne devenait plus un
problème mais une vertu, ainsi que son peu d'appétit
pour la viande et l'alcool que Schönerer soupçonnait également d'inviter à la débauche. Schönerer le justifiait. Schönerer était son Rienzi.
Alors,
pourquoi n'adhères-tu pas à son mouvement ? lui
demandait parfois Hanisch, obligé de subir cet enthousiasme.
Mais
je vais le faire... je vais le faire..., disait Hitler pour éluder
la question.
    Pourquoi
ne militait-il pas ? Il se sentait instinctivement incapable de
rejoindre un groupe. Militer, c'était comme prendre des cours,
une activité lucide, réelle et compromettante. Hitler
préférait rêver.
    Et
puis l'antisémitisme de Schönerer le choquait. L'antisémitisme était d'ailleurs un de ses
plus grands problèmes politiques : pourquoi tous les hommes
qu'il admirait follement étaient-ils antisémites ? Schopenhauer, Nietzsche, Wagner, Schönerer... Tous, au milieu de belles et nobles réflexions, se vautraient
dans cette haine si basse. Cela déconcertait Hitler. Il ne
voyait pas le lien entre l'antisémitisme de Nietzsche et le
reste de sa pensée. Idem pour
Wagner... Comment ces génies pouvaient-ils se laisser ainsi
aller ? Il leur pardonnait cette haine accessoire, parasite,
périphérique, mais il s'étonnait que cela revînt
aussi fréquemment.
    Au
salon, il intervenait parfois dans les discussions politiques. Il se
retenait d'abord de le faire pour ne pas casser le personnage qu'à
force de silence et d'isolement il était parvenu à
construire, maintenant à distance les gens, ne laissant
personne s'approcher trop près. Mais, parfois, sa retenue
craquait, il se sentait obligé d'intervenir en entendant
proférer des bêtises ; il écrasait son crayon sur
la table, se dressait d'un bond et se mettait à tempêter
avec véhémence, le corps tanguant, emporté par
la houle de son indignation. Les mots sortaient difficilement,
hachés, hurlés, excessifs.
    Il
n'obtenait qu'un silence gêné. Personne ne lui
répondait. Lorsqu'il se taisait, un long vide suivait ;
puis, après un temps

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