La Part De L'Autre
? Il tire.
Un
mitrailleur vient de reprendre son poste non loin de lui.
S'installant confortablement derrière son engin de mort, comme
un banquier à son bureau, il canarde avec assurance.
Adolf
est soulagé de constater qu'il tire bien du même côté
que lui.
Par
ici !
Encore
un ordre. D'où viennent-ils ? On prend un autre boyau. Où
va-t-on ? Adolf suit Bernstein. On tourne. On tourne encore.
Droite. Gauche. Droite. Droite. Il ne sait plus s'il est désormais
proche ou loin de l'ennemi.
Le
vacarme est moins assourdissant ici. Ou est-ce qu'on s'habitue ?
Ecoute
bien, lui dit Bernstein à l'oreille.
Adolf
commence à démêler les bruits. Il perçoit
d'abord les rugissements du canon, puis le gémissement de
l'obus en vol. Chute. Trois secondes après l'écrasement
de l'obus se produit une énorme explosion. Il a l'impression
qu'une bande épaisse d'oiseaux fonce sur lui, une horde
sifflante et gazouillante. Des centaines d'éclats pleuvent sur
le sol.
Il
sourit à Bernstein pour le remercier. Formidable.
Maintenant je pourrai prévoir ma mort trois secondes à
l'avance. Leurs
faces sont verdâtres sous l'éclairage livide des fusées.
Le
feu repart avec violence. La terre tremble. C'est l'apocalypse. Des
hurlements jaillissent des tranchées. Les soldats tombent. Les
madriers croulent. Les sacs explosent. Adolf ferme les yeux. Comment
se protéger lorsqu'on est dans le cratère d'un volcan
en éruption ?
Par
ici.
Quoi
? Encore un ordre ? Y a-t-il quelqu'un qui prétend comprendre
quelque chose à ce qui se passe ?
Il
y a deux cadavres à l'entrée de la sape. Il faut les
enjamber. Deux cadavres. Presque étonnant qu'il n'y en ait pas
plus.
Les
obus se font plus lourds ici. Le sol a un tremblement plus ample,
plus appuyé.
Par
ici !
Dédale.
Course. D'autres cadavres à enjamber. Ils sont couverts de
terre, pris dans un chaos de planches et de sacs.
On
continue.
Dans
ces boyaux, moins d'explosions, mais les salves sèches des
mitrailleuses, les pétarades des fusils. Cela paraît un
soulagement après l'ouragan. Serait-on retourné à
l'arrière ?
C'est
le contraire. Leur groupe vient d'arriver tout près de
l'ennemi.
On
va attaquer.
On
parle d'envoyer quelques hommes avec des grenades qui passeraient en
rampant sur le côté, les autres faisant feu
frontalement.
Pendant
le conciliabule, un soldat pousse un cri. Une petite boule noire
crachant un jet fusant d'étincelles arrive sur son ventre. La
grenade explose. Il s'effondre : ses intestins ont giclé sur
les autres.
Adolf
voit surgir un visage au-dessus de lui, visage énorme, vert
sous la lune voilée, les yeux ronds, écarquillés
d'angoisse et de cruauté. Adolf hurle et tire. L'homme
s'affale, étonné. Son bras pend dans la tranchée.
Bernstein
et les autres bondissent et canardent le commando qui arrivait sur
eux.
Adolf,
terrifié, regarde son mort, son premier mort. Il se souvient
de son regard : il avait l'air d'avoir aussi peur que lui. Adolf se
met à frissonner convulsivement. Les frissons le parcourent
comme autant de balles rebondissant sur lui.
Ne
réfléchis pas. Viens. Et tire.
C'est
Bernstein qui l'a saisi et l'empêche d'entrer en transe. Adolf
s'adosse à la terre et tire, plein de rage. Il est sauvé.
Il n'a plus peur. Il a la furie.
Ils
sont cuits. Par ici maintenant.
Toujours
des ordres. D'où viennent-ils ?
Adolf
s'accroche à Bernstein. Il ne réfléchit plus. Il
veut tuer pour ne pas être tué. Il veut être le
plus violent possible. Oui. Le maximum de violence. Sinon, c'est la
mort.
Vous,
par là.
Ils
sont six, dont Bernstein et Adolf. Ils doivent ramper sur cette zone
et lancer des grenades sur le mitrailleur ennemi. Ils doivent faire
vivement, se tenir au sol pour éviter la mitraille, cesser de
bouger dès qu'une fusée éclairera le champ.
Ils
se hissent hors du trou. Les Français, ne semblant pas les
remarquer, ne réagissent pas.
Ils
rampent.
Ils
avancent avec sûreté.
Soudain
un gémissement, un choc.
Un
obus ! murmure Bernstein.
Mais
l'obus se fige dans la terre sans exploser. Les hommes attendent
quatre secondes, dix secondes, vingt secondes, puis, soulagés,
se mettent à ramper.
Un
autre obus arrive. Adolf l'entend distinctement. Il vient de derrière
eux. C'est un obus allemand. Quelle idiotie : il va mourir sous un
obus allemand !
Une
fournaise rouge. Les sifflements. Adolf se colle au sol. Il serre la
terre comme une mère. Il l'embrasse pour qu'elle le protège.
Des
hommes crient. Ils
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