La Part De L'Autre
depuis
plusieurs semaines. Il s'attendait à recueillir des récits
héroïques, il rencontrait surtout des hommes simples,
rouspéteurs, occupés par les détails de la vie
quotidienne — l'heure de la soupe, la qualité de la
soupe ; il fut d'abord déçu. Puis il constata que ces
hommes n'aimaient pas parler des nuits de combat. Normal !
Ils ne se dupent pas de paroles comme les gens de l’arrière.
Ils sont dans l'action, eux ! En
les observant mieux, il constata qu'ils changeaient en effet lorsque
la nuit tombait : de maussades, ils devenaient vifs, la fatigue les
lâchait, une électricité nouvelle tendait leurs
muscles, leurs yeux s'allumaient. Hitler devenait d'autant plus
jaloux et impatient.
Enfin,
le crépuscule se fit sur le quatrième jour.
On
annonça une attaque. Il ne s'agirait pas de s'embusquer dans
une tranchée, mais de sortir. D'avancer dans la plaine. De
surprendre l'ennemi par le côté. De gagner du terrain.
La nuit serait décisive.
Hitler
se jeta dans la mêlée.
Il
n'était pas en première ligne — les estafettes ne
le sont jamais —, mais il colportait les ordres essentiels, la
bataille ne se ferait pas sans lui.
Le
feu roulant commence. Il pleut des obus dans les ténèbres.
On entend à peine le gazouillement des rusées
éclairantes qui envoient de temps en temps leur lumière.
Les
hommes quittent le boyau pour entrer dans les bois. Les Français
ne sont pas loin. On entend des salves.
Hitler
transmet les ordres. Il faut longer le bois.
Il
court. Il crie. Il court. Il jure.
Des
coups partent. Des balles se figent dans les écorces. Des
camarades gémissent et tombent.
Il
court.
Il
se sent grand. Il est immense.
Il
court.
Il
est devenu un guerrier. Il charge. Il ne craint rien. N'a pas peur de
la mort, il va la donner. Il est le guerrier absolu.
Il court. Il plonge. Il rampe. Il se relève. Il court.
Il
n'est plus lui, il n'est plus que réflexes ; son corps est
plus intelligent que lui ; son corps sait tout ; son corps sent tout.
Il est un. Un enfin. Un élan. Rien qu'un élan. Tout un
élan. Un élan qui le meut et le dépasse. La
puissance monte au maximum en lui. Incandescente.
Il
court.
La
vie est intense. Plus intense qu'elle ne fut jamais. Avant, il n'a
connu qu'un insipide néant. Maintenant il existe. Il
surexiste.
Il
court. Il tombe. Il jure. Il rit. Il court.
Tout
son sang s'est mobilisé. Tous ses nerfs sont à l'affût.
Une énergie concentre en lui des ressources inconnues. Il n'a
jamais vu si bien, ni entendu si finement. Jamais ses sens n'ont eu
cette acuité. Il est un géant.
La
bête s'est réveillée en lui. Elle est belle, la
bête. Rapide. Inépuisable. Instinctive. Millénaire.
Elle est forte, la bête. Elle se jette au sol, esquive une
balle, tire, se redresse. Un flair énorme, la bête. Elle
évite toujours la mort. Elle la donne d'un coup sûr. Et
souple. Et vive.
Oui,
en lui, l'homme meurt. La bête le remplace.
Il
court. Il tire. Il court.
C'est
le feu. C'est la charge. C'est l'extase de la charge. Je
suis heureux. Je n'ai jamais été aussi heureux.
J'existe enfin. Merci, mon Dieu, de m'avoir fait connaître la
guerre.
Désormais,
Adolf H. exécrait les oiseaux. C'était un des effets du
front. Depuis quelques semaines, son oreille tressaillait à
chaque bruit, scrutait dans le moindre déchirement du silence
la présence d'un grand péril ; son corps se tendait au
gazouillement de canari que faisaient les fusées éclairantes
annonciatrices du combat ; son corps plongeait au chantonnement frais
et léger d'une balle qui s'égare, s'aplatissait aux
sifflements perfides des shrapnells, se trempait d'angoisse aux
chuintements létaux qui suivaient l'explosion d'un obus ;
bref les oiseaux, même au plus beau d'une matinée
paisible et ensoleillée, ne pouvaient plus émettre un
son qui ne lui signifiât la mort.
Ce
jour-là, il faisait sur la Champagne un temps à croire
au paradis terrestre. Adolf, Neumann, Bernstein et quelques autres
avaient eu droit à un répit. Ils étaient allés
s'installer dans un pré, le long d'un ruisseau.
Les
hommes se baignaient, nus, dans l'eau claire. Le prétexte
était de se laver ; la vérité était
qu'ils avaient besoin de retrouver un corps qui servirait à
autre chose qu'à faire la guerre. Comme ils étaient
fins lorsqu'on les dépouillait de leurs uniformes, manteaux,
guêtres, genouillères, besaces, armes ! Comment certains
arrivaient-ils à porter tout cela ?
Adolf
se laissait
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