La Part De L'Autre
tâche
d'agent de liaison avec plus de célérité et
d'efficacité qu'aucune autre estafette, revenant toujours
intact à l'état-major, le message transmis ; d'ailleurs
il l'avait fait nommer caporal. Mais c'était cette perfection
même qui le rendait quelque peu inquiétant. Hugo Gutmann
avait l'impression que le patriotisme avait étouffé
tous les autres sentiments en Hitler. Solitaire, ne recevant pas de
courrier, n'éprouvant pas le besoin d'exercer cet humour des
tranchées qui rend l'horreur supportable, l'estafette
condamnait les farces, les conversations grivoises. Hugo Gutmann, qui
adorait les femmes — et les femmes le lui rendaient bien —,
avait par hasard entendu cet échange qui l'avait stupéfié
:
Alors,
Adi, tu es sûr que tu ne viens pas voir les filles avec nous ?
C'est
ignoble ! C'est scandaleux ! Vous allez coucher avec des Françaises
ou des Belges ! Mais où donc mettez-vous votre honneur
d'Allemand ?
Pas
là. Ça nous démange. Allez viens, Adi. De toute
façon, il y a aussi de bonnes Allemandes au bordel.
Non,
je n'ai pas de temps à perdre.
Arrête.
Tu ne vas pas nous faire croire que tu vas lire encore ton Schob...
Schopenhauer!
Si !
Dis
donc, Adi, alors c'est vrai ce qu'on dit ? Que tu n'as jamais
aimé une fille ?
Je
n'ai pas de temps à perdre avec ce genre de chose et ce n'est
pas demain que je m'y mettrai.
Hugo
Gutmann en était resté le pied en l'air, le souffle
coupé. L'estafette Hitler ne se rendait pas compte qu'il était
grotesque. Tout au contraire, il se sentait plein de lui-même,
mieux que dans son bon droit : dans sa supériorité. Il
écrasait ses camarades du haut de sa chasteté. Gutmann
avait frémi : heureusement que ses chefs n'étaient pas
ainsi. Le cas échéant, il aurait craint leurs ordres.
Comment peut-on commander les hommes si l'on n'appartient pas
soi-même à l'humanité ? Il lui semblait, à
lui, Hugo Gutmann, que sa légitimité venait de ce qu'il
était comme ses soldats, ni plus courageux, ni plus lâche,
travaillé par les mêmes désirs, habité par
la même vulgarité, commun, ordinaire, mais juste un peu
plus qualifié.
En
s'approchant de la fenêtre, il vit le chien se précipiter
joyeusement vers son maître. Le terrier avait l'arrière-train
déporté de bonheur. Hitler semblait subir cette
contagion. Il s'accroupit, sourit, et tapota tendrement la bête.
Ensuite, il la fit jouer en envoyant une branche au loin. Enfin, il
lui apprenait à faire le beau lorsqu'on vint le prévenir
qu'il était convoqué.
Hugo
Gutmann se lissa la moustache, dubitatif. Après tout, il
s'était trompé. Cet Hitler avait quelque chose
d'humain. Tant mieux. Mais cela n'arrangeait pas ses affaires. Par
principe, il ne voulait pas tolérer d'animaux. Cependant, si
cet Hitler avait besoin d'aimer quelque chose et d'être aimé...
Diable ! On allait voir !
Mon
adjudant.
Gutmann
regarda saluer le caporal Hitler, flottant dans la toile de ses
vêtements tant il était squelettique, le teint plombé,
les yeux enfoncés, la moustache en bataille : un pauvre gars.
Allait-il lui enlever son seul bonheur ?
Estafette
Hitler, je vous ai convoqué pour... vous annoncer que... je
vous ai proposé pour la Croix de fer.
Le
visage de l'estafette s'illumina, la peau tendue par l'émotion.
Un battement d'incrédulité agitait ses cils.
La
Croix de fer de seconde classe, naturellement. Pour la première
classe, nous verrons... plus tard.
Gutmann
se détourna, presque gêné par l'ampleur de
l'émotion qu'il avait provoquée.
Vous
pouvez disposer,
Merci,
mon adjudant. Le jour où je recevrai la Croix sera le plus
beau jour de ma vie.
Je
n'en doute pas. Vous la méritez, Hitler, vous la méritez.
Ce chien, là-bas, il est à vous ?
Oui,
mon adjudant. Je l'ai trouvé entre les tranchées, il
était perdu. Je suis en train de le dresser.
Très
bien. Très bien.
Je
l'ai appelé Foxl.
Très
bien. Très bien. Du moment qu'il ne gêne pas la
compagnie, je crois que... je peux tolérer... votre
compagnon.
Je
l'aime. Il n'obéit qu'à moi.
Gutmann
s'assit. Il se mit l'index devant la moustache, fit semblant de la
lisser pour se donner une contenance, partagé entre la pitié
et l'envie de rire. «Je l'aime. Il n'obéit qu'à
moi. » Le pauvre diable, à force d'obéir, avait
besoin de donner des ordres à son tour. Hitler jouait
l'adjudant, le chien le soldat. Comment n'y avait-il pas pensé
plus tôt ? Une compensation... Pas de l'amour, non, mais une
compensation.
Gutmann
sentit que
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