La Part De L'Autre
décorateur de théâtre
d'Autriche et d'Allemagne réunies. On ne peut plus monter un
Wedekind, un Debussy ou un Richard Strauss sans moi, si ce n'est que
je coûte très cher.
Et
ta vie privée ?
Privée
de rien, justement. Une épouse fidèle qui m'idolâtre,
me vénère, me fait six enfants, les torche et les
élève elle-même. Quelques maîtresses
riches qui ne résistent pas à mon talent. Des actrices
pour la plupart. Et une grande union épistolaire avec une
femme mystérieuse, lointaine, qui ne songe qu'à
protéger mon génie.
Rien
que ça ?
Je
brosse à gros traits.
Ils
éclatèrent de rire. Neumann avait décrit le
contraire de ce qu'il était pour l'heure. A ce point près
qu'il adorait concevoir des décors de théâtre.
Adolf
se tourna vers Bernstein.
Et
toi ?
Moi
? J'espère que j'aurai achevé enfin une toile qui soit
digne d'être regardée.
Mais
tu l'as déjà fait ! Vingt fois ! protesta Adolf.
On
n'interrompt pas, c'est le jeu. L'argent ? J'en gagnerai sûrement.
Mais
tu en gagnes déjà. En fait, tu as déjà
tout.
Peut-être.
En tout cas, à quarante ans, j'espère tout que je ne
vous mentirai plus.
Adolf
et Neumann regardèrent Bernstein avec douleur. Cette fois, il
ne plaisantait pas. Ses lèvres tremblaient.
Tu
nous mens, toi ?
Vous
êtes mes meilleurs amis et je ne suis toujours pas capable de
me montrer nu devant vous.
Nu
? Ça ! Tu plaisantes ! Quel intérêt de se
montrer nu ? Tu es pudique, c'est tout.
Voire
pudibond !
Ce
n'est pas grave !
Malgré
les protestations d'Adolf et Neumann, Bernstein baissait les yeux. Il
cachait mal les larmes qui agaçaient la peau rougie de ses
paupières.
Je
ne suis pas capable de me montrer tel que je suis avec vous. Pas
capable de vous dire que, lorsque nous parlons de femmes, je fais
semblant.
Semblant
de quoi ? Tu n'as pas les mêmes goûts que nous, c'est
tout. Tu préfères les femmes maigres.
Non,
reprit Bernstein. Je fais semblant d'avoir les mêmes goûts
que vous. J'aime les hommes.
Adolf
et Neumann se turent.
Effrayé,
Bernstein releva la tête, croyant qu'ils n'avaient pas compris.
J'aime
le sexe des hommes.
Adolf
et Neumann opinèrent pour qu'il se rassurât : ça
y est, ils avaient saisi, inutile d'en rajouter.
Un
couple de faisans jaillit d'un boqueteau embroussaillé. Dans
la rivière, les hommes pestèrent d'être désarmés.
Ils virent les deux rôtis partir dans un vol courbe vers le
sud.
Adolf
et Neumann continuaient à se taire. Au milieu de cette
campagne idyllique où grondait cependant, à la lisière
du paysage, la menace du front, il leur semblait que l'aveu de
Bernstein était à la fois énorme et sans
importance. Certes, ils frémissaient d'avoir été
amis intimes avec un être qui dissimulait une telle part
d'inconnu mais ici, dans ces champs où l'on alignait chaque
matin de jeunes cadavres, cela devenait ridicule de se choquer !
Comme c'était vain, les frottements de peaux, lorsqu'on
ramassait chaque jour des chairs ouvertes, qu'on allongeait sur des
civières les candidats à la
gangrène, à l'amputation ! Comment pouvais-tu faire de
la discrimination entre les êtres en fonction de quelque chose
d'aussi futile, privé, sans conséquence ? Comment Adolf
et Neumann avaient-ils pu penser une seconde valoir mieux que
Bernstein, leur maître, leur enfant, leur idole, parce qu'ils
se sentaient bien, eux, entre les cuisses d'une femme ?
Adolf
mit fin à la
tension en embrassant Bernstein.
Tu
es notre ami. Tu as bien fait de nous le dire. Il n'y a rien de
honteux.
Neumann
fit de même.
Bernstein
tremblait encore, entre le bonheur et la crainte.
Vrai
?
Vrai.
Vous
ne me trouvez pas dégoûtant ?
Non.
On aimerait bien que tu te laves un peu. Mais non.
Bernstein
baissa la tête, comme pris en faute.
J'attendais
que les autres soient partis. Ils me faisaient de l'effet. J'avais
peur que...
...
ça se voie ?
Ils
éclatèrent tous les trois de rire. C'était fini.
Ils n'étaient plus séparés. De ça aussi,
ils pouvaient rire.
A
qui appartient ce chien ?
A
l'estafette Hitler, mon adjudant.
Dites-lui
de venir me voir.
L'adjudant
Hugo Gutmann entra dans le poste de commandement en grattant sa belle
tête de sous-0fficier.
L'estafette
Hitler était bien le dernier homme qu'il avait imaginé
en train d'adopter un chien errant. Il n’avait rien à
lui reprocher, au contraire, l'individu avait toujours montré
de la vaillance, de l'obéissance du courage. Hitler se
comportait comme un parfait soldat, accomplissant sa
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