La Part De L'Autre
sont touchés.
Adolf
n'ose y croire. Il n'a mal nulle part.
Bernstein
? Ça va.
Et
toi ?
Ça
va.
Mais,
alerté par les cris, le feu d'artillerie français
reprend. Ils tirent dans la mauvaise direction. Ils n'ont pas encore
décelé le commando.
Suis-moi.
Bernstein
s'est levé et s'est mis à courir.
Adolf te suit. Ils courent à perdre
haleine.
Un
obus éclate. Puis deux autres.
Un
bombardement se déclenche. Des fusées éclairantes
montent de partout et grésillent sous leurs parachutes de
soie. Les mitrailleuses crépitent. Les balles virent vers eux.
Ils ont été repérés.
Plonge.
Bernstein
a sauté dans un grand trou d'obus. Adolf s'y laisse tomber.
Cela
se déchaîne au-dessus d'eux. Contre leurs corps, la
paroi tremble comme s'ils étaient à l'intérieur
d'une mine qui s'écroule.
Adolf
entend un cri au bord du trou. Un homme dégringole sur lui.
Adolf le reçoit sur le dos. Le corps est lourd, trop lourd,
et, dans l'étroitesse de l'entonnoir, il n'a pas la place de
bouger.
Adolf
ne peut plus réfléchir. Il a trop peur. Ce mastodonte
qui agonise contre lui achève de lui détruire les
nerfs. L'homme tressaille puis se colle à lui comme une grosse
ventouse, inerte, encore plus lourd. Il doit être mort. Qui
est-ce ?
Adolf
a un cri de désespoir. Ça pue. Ses fesses le brûlent.
Son pantalon est trempé. Il vient de faire une diarrhée
sous lui. Cela lui paraît plus grave que tout ce qui a précédé.
Il gémit comme un enfant.
Bernstein,
je me suis fait dessus.
Bernstein
sourit avec tendresse.
C'est
le baptême du feu. On est tous passés par là.
Adolf
se tait.
Que
ça finisse tout de suite ! A quoi sert que dure cette nuit ? De
toute façon, nous sommes condamnés. Aujourd'hui,
demain, dans dix jours ou dix secondes, nous crèverons
salement. Pourquoi attendre ? S'il
y a une prière à faire, c'est celle-là. La mort,
vite.
Qui
prier ? Dieu... Adolf n'y a jamais cru, et ce n'est pas dans cette
tuerie qu'il va changer d'avis. Bernstein ? Oui, s'il devait prier
quelqu'un, ce serait Bernstein. Mais Bernstein n'est qu'un pauvre
bonhomme comme lui, un peu de chair nue et frémissante sous un
orage d'acier. Comment échapper à ce cataclysme avec
une misérable peau d'homme ?
Adolf
bout d'angoisse et de colère. Angoisse que ça n'aille
pas assez vite, que lui et Bernstein mettent trop longtemps à
mourir. Colère contre les deux camps, les Français qui
les mitraillent et les Allemands qui les bombardent. Personne ne
dirige cette guerre. Tout le monde la subit. On ne voit pas sur qui
on tire. Les ennemis comme les camarades n'ont le temps d'avoir un
visage qu'une fois morts. Cela dépasse toute mesure humaine.
L'homme y met la force de son industrie, tous les produits de la
métallurgie, mais, tel l'apprenti sorcier, il ne contrôle
plus rien de ce qu'il a déclenché. Maintenant l'acier
et le feu, comme par vengeance, semblent sortir d'eux-mêmes des
entrailles de la terre.
A
la lèvre de l'entonnoir, les balles font sauter des
éclaboussures de terre. Pourvu qu'on ne leur lance pas de
grenades.
Adolf
se surprend à vouloir vivre de nouveau. Il regarde Bernstein
qui le regarde aussi. Ils éprouvent la même émotion.
Ils attendent l'heure de s'enfuir hors de ce trou. Leurs sentiments
sont forts mais ils ne sont pas à eux. C'est l'instinct de vie
qui passe en l'animal. C'est l'instinct de vie qui transforme tout en
combat sans fin.
Le
bombardement s'éloigne puis s'atténue.
Adolf,
toujours accablé par le cadavre qui bloque son dos, sent un
apaisement, la détente qui suit l'orage. Il est vidé
par la tension nerveuse. Il se sent presque en forme.
Un
trait clair se dessine à l'horizon.
Vite,
le jour va se lever. Sortons.
Bernstein
se coule hors du trou. Adolf doit d'abord se défaire de son
fardeau. Quand le colosse chute sous lui, il hésite un instant
à regarder son visage puis se force à le reconnaître
: ce mort est l'un des six membres du commando. Ses yeux jaunes, à
demi ouverts, semblent d'ambre. Un point rouge marque le front. Le
sang a coagulé sur les moustaches. Il l'abandonne à la
flaque et suit Bernstein.
Adolf
a le sentiment idiot de retourner à la maison, en sécurité.
Pourtant la ligne creuse regorge de corps suppliciés. Certains
tireurs sont vivants, d'autres morts ; ils se tiennent dans la même
position, debout, contre la paroi, face à l'ennemi ; seule
l'immobilité totale, rigide, permet de distinguer les morts
des vivants.
L'aube
apporte sa lueur
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