La Part De L'Autre
porter par la rivière, légèrement à
l'écart. Seul Bernstein ne s'était pas baigné,
restant assis, habillé, sur la berge, mâchant des brins
d'herbe tandis que son chat écorché se frottait avec
amour contre ses bottes. Adolf regardait les jeunes corps qui
l'entouraient. La nudité devenait, elle aussi, à son
tour, un uniforme. Même peau blanche, même cambrure
vigoureuse des reins, mêmes biceps saillants, mêmes
grands pieds naïfs, même sexe enfoui dans une toison
triangulaire, mêmes testicules ballotants, inutiles, égarés.
Des animaux. La
nuit, je ne me bats pas comme un Autrichien contre des Français,
je ne me bats même pas comme un homme contre d'autres hommes ;
je me bats comme une bête contre la mort. Je sauve ma peau. Je
tire contre la mort, je balance des grenades à la mort, pas à
l'ennemi. Le jour, je suis une bête aussi. Je n'attends rien
que de digestif. Manger. Passer une heure sur les feuillées,
le cul à l’air à me vider d'une diarrhée.
Puis manger. Dormir un peu. Manger. La vie s'est réduite à
la vie. A la lutte pour la vie.
Il
sortit de l'eau et alluma une cigarette. Ah,
si ! Je suis plus qu'un animal puisque je fume. Un rat ou une girafe
ne fument pas, que je sache ? Merci l'armée. On
leur distribuait tous les jours de quoi s'humaniser, se mettre
au-dessus de la brute. Cinq cigares. Dix cigarettes. Une carotte à
chiquer. A eux d'échanger ensuite. Ah
oui, ça aussi, le troc, c'est la marque d'une condition
supérieure. Je nous sous-estimais. Pardon. Il
s'assit, nu, à côté de Bernstein. Le chat voulut,
par réflexe, s'astiquer contre ses cuisses mais sursauta,
horrifié, en découvrant qu'Adolf était mouillé.
La
grimace féline les fit éclater de rire.
Les
chats ont horreur de l'eau.
Comme
toi, visiblement, dit Adolf à Bernstein.
Oh,
moi, c'est un peu plus compliqué.
Bernstein
avait détourné la tête pour qu'Adolf ne posât
plus de questions.
Neumann
les rejoignit, cabriolant et sautillant, tellement joyeux que sa
nudité paraissait enfantine. Adolf admira une fois de plus le
contraste entre sa peau trop pâle et sa barbe trop noire, trop
luisante, qui encadrait un nez fier et frémissant : Neumann
semblait être dessiné à l'encre de Chine.
J'aimerais
que vous me racontiez votre vie Jusqu'à l'âge de
quarante ans, s'écria Bernstein en battant le ventre dodu du
chat.
Qu'est-ce
que tu racontes ? D'abord, pourquoi ne te baignes-tu pas ?
A h,
ne t'y mets pas aussi, Neumann. C'est une épidémie en
ce moment. Tout le monde doit faire la même chose. Tout le
monde doit aller à la guerre. Tout le monde doit se faire
tuer au feu. Tout le monde doit manger la même merde. Tout le
monde après est incapable d'en fabriquer, de la vraie merde.
Tout le monde doit aller se baigner. Tout...
Stop.
J'ai compris. J'arrête. Quel est le jeu ?
Le
jeu consiste à dire ce qu'on doit faire entre aujourd'hui et
l'âge de quarante ans. Comme nous ne sommes pas sûrs
d'être encore vivants demain matin, je trouve que ça
serait bien d'imaginer. Pourquoi se priver ? D'accord ?
D'accord,
dit Neumann.
D'accord,
dit Adolf.
Qui
commence ?
La
réflexion se montrait difficile. Ils auraient répondu
aisément quelques mois plus tôt, mais, la guerre ayant
imposé son présent intensif, ils n'étaient plus
en rapport avec leur passé ni leur avenir. Chacun dut faire un
effort pour se rappeler qui il était, et ce qu'il attendait
d'une vie qui serait plus qu'une simple survie.
A
moi ? dit Adolf lorsqu'il fut sûr de ne couper l'inspiration à
personne.
Va.
Va.
Si
la guerre s'arrête demain, je veux retourner à Vienne
avec vous, passer plusieurs jours à préparer pour nous
trois les meilleurs plats de la terre, puis continuer mon travail de
peintre. Je n'ai pas trouvé mon style. Je suis toujours en
train de copier quelqu'un. J'ai trop de maîtres, Bernstein
compris. J'ai l'admiration qui vire à l'absence de
personnalité. Je voudrais dépasser mon état de
caméléon.
Que
deviens-tu à quarante ans ? demanda Bernstein.
Un
peintre sûr de ses moyens, qui gagne bien sa vie, dont les
bons collectionneurs ont déjà des petites toiles et
ambitionnent les grandes.
Et
ta vie privée ?
Du
plaisir. Rien que du plaisir. Beaucoup de femmes qui me sont très
attachées. Peut-être un peu plus jeunes que moi,
histoire de changer par rapport à aujourd'hui. Des femmes.
Oui, il me faut le pluriel.
A
toi, Neumann.
Ecoutez,
les gars, c'est très simple : à quarante ans, je suis
devenu le plus grand
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