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La Part De L'Autre

Titel: La Part De L'Autre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Eric-Emmanuel Schmitt
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grise. Des alouettes s'élancent,
insouciantes, insupportables, dans un frétillement qui
rappelle désormais à Adolf les projectiles de la nuit.
    Il
regarde le champ qui les sépare de l'ennemi. Trous. Ferraille.
Eclats. Cadavres. Membres répandus. Et, au milieu, quelques
blessés, qui, dans différentes langues, gémissent
et appellent au secours.
    Bernstein
s'approche de lui et lui malaxe virilement l'épaule. Adolf
sourit. Il met toute sa reconnaissance dans son sourire car il ne
trouve pas les mots. Grave, Bernstein comprend et lui envoie une
bourrade. Ils ont les larmes aux yeux.
    Bernstein,
pour ne pas céder à l'émotion, tourne ses yeux
vers le charnier d'où montent les plaintes et explique :
On
va les laisser crever.
Franchement,
Bernstein, tu ne crois pas qu'il vaut mieux quitter cette guerre
mort que vivant ?
    Bernstein
s'alluma une cigarette. Il ne fumait pas à Vienne.
Le
problème de l'homme, c'est qu'il s'habitue à tout.
Tu
crois ?
On
appelle même ça l'intelligence.
    Il
avala la fumée et grimaça. Visiblement, il détestait
le tabac. Il s'accrocha à son idée.
Nous
venons de passer une nuit intelligente, dans un environnement
intelligent, en profitant des derniers produits de l'intelligence
technique et industrielle. Quelle orgie d'intelligence !
    Un
blessé lançait un cri déchirant, qui semblait
plus appartenir à un enfant qu'à un homme. Bernstein
jeta sa cigarette au loin.
Ah,
voici mon petit chéri.
    Un
gros chat tigré à l'oreille arrachée venait
d'apparaître, cambré, ronronnant, sur la poutre
extérieure de la tranchée. Il se trémoussait
sous les compliments de Bernstein.
    Il
finit par descendre et se frotter contre ses bottes. Adolf remarqua
qu'il n'avait plus qu'une demie-queue. Bernstein
descendit à son niveau et lui caressa le plat triangulaire du
crâne. Le chat semblait prêt à exploser de
volupté.
Ce
matou-là passe d'un camp à l'autre. Il a des amis des
deux côtés. Je sais que je ne suis pas le seul homme de
sa vie et, crois-moi si tu veux, je le supporte très bien.
    Bernstein
souriait à Adolf en disant cela.
    Pour
la première fois, Adolf avait enfin le sentiment de retrouver
le Bernstein qu'il connaissait à Vienne. Il s'agenouilla et
cajola aussi le chat éclopé qui l'adopta immédiatement.
Ce
matou-là ne fait pas de différences entre les câlins
français et les câlins allemands, murmura Bernstein. Il
n'a rien compris à la guerre.
C'est-à-dire
qu'il a tout compris.
    Les
deux amis se sourirent enfin, comme autrefois, complices, au-dessus
du félin en pâmoison.

    Hitler
éprouvait pour la première fois les bienfaits de la
haine. Maintenant que l'ennemi était désigné, il
respirait plus largement. Les Slaves ? Des brutes assoiffées
de sang. Les Anglais ? Des serpents froids et cruels. Les Français
? Des impérialistes avides et arrogants. Voilà les
seules nuances qu'apportait soin exécration. Ce qui était
bien ? L'Allemagne et rien que l'Allemagne. Ce qui était
mauvais ? Tout le reste. Il avait enfin trouvé une conception
du monde. Il ne perdait plus de temps à réfléchir.
Qu'un camarade lui vantât un vin de France ? Il lui répliquait
que rien ne surpassait les vignes du Rhin. Qu'un autre insistât
en évoquant un délicieux fromage français ? Il
le traitait de traître. Qu'on lui parlât du courage de
l'ennemi ? Il rétorquait qu'il ne fallait pas confondre
courage et barbarie. Les réponses lui venaient aisément
; lui qui avait toujours été lourd et lent dans la
conversation, il devenait une fontaine à phrases, à
opinions, à slogans. Généreux. Inépuisable.
Il avait compris qu'en face de toute question posée, il faut
être partial. Le bonheur était à ce prix. La
tranquillité aussi. Hitler venait de se défaire du
doute, de la nuance, de toutes ces exigences que ses vieux
professeurs avaient sottement associées à
l'intelligence critique et qui ne lui apparaissaient désormais
que comme des symptômes de dégénérescence.
Ces intellectuels étaient des cerveaux desséchés,
vides de sensations, déconnectés du cœur. Des
malades. Des vieillards. Des mourants. Des faibles. Oui, Nietzsche
avait raison. Des faibles qui essayaient d'entraîner les forts
et les sains dans leur faiblesse en faisant passer leur mode de
pensée débile pour l'esprit de vérité. La
vérité ? Quel besoin avait-on de la vérité
? Pourquoi pourchasser une vérité qui se montrerait
favorable à l'ennemi ? Rien à faire. Nous ne devons
poursuivre que

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