La Part De L'Autre
ça m'arrangerait bien. Bref, mon Dieu, ça
tomberait bien, si Vous existiez, que Vous Vous penchiez sur moi et
que Vous m'aidiez à me relever. Je n'ai pas vraiment envie de
mourir. Je ne sais pas ce qu'est la mort, c'est peut-être très
bien, une bonne surprise que Vous m'avez réservée, non,
je ne critique pas, mais le problème est que je ne sais pas
très bien ce qu'est la vie. Je n'ai pas eu le temps. Voilà.
C'est juste ça. Un petit peu plus de cette vie que Vous m'avez
déjà donnée. J'en ferai bon usage. Oh, bien sûr,
c'est le genre de promesse qu'on fait dans ces cas-là. J'ai
autant d'intérêt à la faire maintenant que je
serai impatient de l'oublier demain. J'imagine que Vous avez
l'habitude , depuis
le temps, qu'on se rapproche de Vous dans : la détresse
et qu'on s'éloigne de Vous dans la santé. Ce sont les
hommes, ça... D'ailleurs, c'est une des
choses qui m'empêchent de croire en Vous : je n'arrive pas à croire
que Vous Vous intéressiez encore aux hommes. L'humanité,
c'est trop minable, ce n ’est pas
digne de Vous. Pourquoi Vous Vous occuperiez de crétins
lâches, ingrats, sales et qui se tapent dessus ? Mmm...
Dieu
est amour.
Adolf
sursauta. La sœur Lucie avait répondu. Parlait-il tout
fort ou bien lisait-elle dans ses pensées ?
Dieu
est amour.
L'avait-elle
dit ou avait-il rêvé qu'elle le disait ? Ou bien
était-ce Dieu ? Mon
pauvre Adolf, tu es en plein délire. Tu ne sais plus ce qui
vient de toi ou des autres. Ballotté
par les vagues de la fièvre, Adolf s'agrippait à ce
discours qu'il appelait sa prière et dont il ne savait pas
s'il était à une voix, deux ou même trois. Un
homme agonisant retrouve l'état d'un nouveau-né :
l'indistinction fondamentale, l'incapacité à démêler
ce qui est soi et ce qui est autre, l'impossibilité de savoir
si le sein est à soi ou à la mère, si la bouche
qui embrasse tout l'univers aveugle lui appartient ou non, si le pli
douloureux du drap est sculpté dans la colonne vertébrale
ou extérieur à elle, si les mots, les sentiments et les
idées qui se présentent sont en soi, au-dessus de soi,
à part soi... Adolf rejoignait cet océan infini et
tumultueux où la conscience surgit de la matière, s'y
noie, s'y reflète, s'y engouffre, s'y épuise, s'étend,
fait la planche, voit le phare, ne le voit plus, disparaît dans
les ténèbres d'une lame de fond, en ressort sans
comprendre...
Adolf
! Adolf !
Quelqu'un
l'appelait.
Adolf !
Il
lui fallait nager beaucoup encore pour rejoindre la voix qui lui
parlait. Il finit par ouvrir les yeux et découvrit sœur
Lucie dans la gloire du matin.
— Adolf.
Vous avez passé la nuit. Vous êtes sauvé.
Et
sœur Lucie, triomphalement, poussa le lit hors du mouroir, fit
ouvrir les battants de la salle commune et, au milieu
d’une haie d’honneur constituée d’éclopés,
de gazés et d’amputés, faisant glisser la couche
sur ses roulettes, elle réintégra Adolf H. au milieu
des blessés, comme on redonne son sceptre et son trône à
un roi au retour de l’exil.
Bombes.
Balles. Obus. Nuit déchirée d'éclats.
Hitler courait.
Il transmettait les ordres, donnait des coups de feu. Il était
heureux d'avoir retrouvé le front. Le combat était sa
maison, l'armée sa vraie famille.
Bombes.
Balles. Obus. Nuit déchirée d'éclats.
Hitler
aimait la guerre parce qu'elle l'avait soulagé de tous ses
problèmes. Elle lui donnait à manger, à boire, à fumer,
à dormir, à penser, à croire, à aimer, à
détester. Elle avait pénétré tout son
être, corps et âme. Elle l 'avait
déchargé de lui-même, de ses insuffisances, de ses
doutes. Elle lui avait procuré une raison de vivre, et même
une raison de mourir. Hitler adorait donc la guerre. Elle était
devenue sa religion.
Bombes.
Balles. Obus. Nuit déchirée d'éclats.
Il
était inépuisable parce que sa haine de l'ennemi était
inépuisable. Il était courageux parce qu'il pensait que
ce serait son voisin et non lui qui mourrait.
Bombes.
Balles. Obus. Nuit déchirée d'éclats
Hitler
aimait la guerre parce qu'elle l'avait révélé à
lui-même. Il était heureux, depuis ce retour de
permission, parce
qu'il avait maintenant la foi. Oui. La première nuit, dans les
tranchées, il avait eu une révélation. Une
vraie. La première de sa courte histoire. Il avait découvert
que la guerre est l'essence même de l 'existence.
Dieu
? Oui... bien sûr... Mais faut-il appeler ça comme
cela ?
Adolf
H.
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