La Part De L'Autre
les uns des autres.
Vous
marchez mieux.
Oui.
Bientôt je me porterai si bien qu'on pourra me renvoyer au
combat. Grâce à vous, sœur Lucie, je vais pouvoir
resservir et faire un mort très présentable.
Sœur
Lucie se mordit le doigt.
Ne
dites pas cela. J'aimerais tant vous garder.
Il
la regarda avec tendresse.
Poussez-moi
dans les escaliers... Jetez-moi du haut de la tour.
Elle
sourit, comme rassurée par l'absurdité de ce qu'il
proposait.
Ne
me tentez pas.
Il
rit. Elle aussi.
Il
s'appuya plus fort contre son bras.
Vous
savez que, lorsque je partirai, je serai triste d'aller au front,
certes, mais d'abord triste de vous quitter.
C'est
le destin des infirmières et des convalescents. Vivre de
grandes heures ensemble et ne plus jamais se revoir, dit-elle avec
une allégresse forcée.
Vivre
de grandes heures ensemble et ne jamais les oublier, corrigea Adolf.
Le
regard de sœur Lucie se brouilla. Ses lèvres se mirent à
trembler.
Jamais.
Moi non plus, je n'oublierai jamais, Adolf.
Dieu,
c'est un problème de nom. Est-ce que c'est le nom qu'il faut
donner à la
guérison ? J'en doute. Par contre, je sais très
bien nommer ce que vous m'avez donné, du premier jour au
dernier, et pendant cette terrible nuit : c'était de l'amour.
Sœur
Lucie détourna son visage pour cacher son émotion.
C'est
mon devoir d'aimer.
Ça,
je l'ai bien compris. Et je le fais mien. Je vous aime, sœur
Lucie.
Sœur
Lucie eut un sursaut.
Je
vous aime, Adolf.
Ils
laissèrent ces paroles faire leur chemin en eux. Ils se
sentaient moins seuls au monde. La nuit leur paraissait moins grande,
moins épaisse autour d'eux.
La
cloche du réfectoire envoya son appel grêle.
Rentrons.
Appuyez-vous sur moi.
Ils
marchèrent l'un contre l'autre, avec tant de cohésion,
tant d'harmonie, qu'ils auraient pu croire qu'en cet instant, comme
dans le silence précédent, leurs deux corps ne
faisaient plus qu'un.
En
passant le porche, en retrouvant la lumière jaune lui allait
les rendre à eux-mêmes et les séparer, sœur
Lucie murmura à l'oreille d'Adolf, juste avant de disparaître.
Par
bonheur, vous avez dit : « Je vous aime, sœur Lucie »,
sans le « sœur », je crois que j'aurais perdu pied.
La
guerre s'enlisait.
Elle
continuait à produire chaque nuit autant de cadavres
mais tous ces morts ne servaient à rien. Le front bougeait de
quelques mètres, puis rétrogradait une semaine plus
tard, les hommes s'épuisant à défendre des
bandes de terre qu'ils ne connaissaient pas avant le conflit et
auxquelles ils devaient désormais donner leur vie. L'absurdité
de cette situation ajoutait son poids à la lassitude et, sous
le ciel bas et vaseux d'où suintait la lumière morne du
Nord, tout enthousiasme avait disparu. Il ne demeurait que la routine
de l'horreur.
Hitler
et Foxl, eux, n'avaient rien perdu de leur dynamisme. Ils s'étaient
découvert une nouvelle passion commune : la chasse aux rats.
Plus
d'une fois, au milieu de la nuit, ils s'étaient fait
surprendre par une horde de rats. Les rongeurs arrivaient,
bondissant, couinant, débouchant de leur cachette en nombre
tellement inconcevable que le sol devenait une pelisse vivante,
grouillante, informe, sifflante, d'où surgissait çà
et là une petite mâchoire robuste ou un œil jaune
acide infiltré de haine, tapis lustré et mouvant qui
emportait sur son passage tout ce qui pouvait se manger, pain, sacs,
conserves, viscères ou membres déchiquetés des
cadavres. Les soldats détestaient d'autant plus les rats
qu'ils savaient qu'en cas de blessure mortelle, ces charognards
seraient leurs premiers croque-morts et se jetteraient sur eux pour
les déchirer avec leurs dents.
Hitler
et Foxl occupaient donc leurs heures libres, hors du service
d'estafette, à chasser
le rat chacun à sa manière. Foxl suivait la technique
classique du fox-terrier, Hitler y mettait des raffinements
techniques. Il déposait un petit bout de pain en guise d'appât
puis s'allongeait non loin, pointait son fusil et pulvérisait
la bête lorsqu'elle arrivait. Plus jouissive encore était
sa tactique numéro deux qui consistait à répandre
de la poudre autour du leurre, poudre récupérée
dans les obus non éclatés, et à y
mettre le feu lorsque les bêtes s'approchaient : il avait alors
le plaisir de les voir brûler vives. D'une simple occupation,
c'était devenu une obsession et Hitler s'était promis,
à force d'acharnement
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